Le réel et le fictif.

Au début de l’histoire, il y a la lumière et les chimistes. Puis il y a ma famille en invitée d’honneur et la commode en élément déclencheur. Commode magique, remplie de photographies argentiques. Des photos de famille, mais aussi d’étrangers, de paysages, d’objets, qui deviennent des récits sur mon entourage et moi-même, sur nos vies et sur le monde autour. Me perdre dans ces tiroirs peut me prendre plusieurs jours. J’observe rigoureusement chaque détail ; les arbres formant un à un le tapis protecteur du Vercors, la neige craquelée sur le poil d’un cheval noir, la grimace de mon père, la moue sur mon visage d’enfant, la main de ma sœur dans la mienne. Moments de contemplation où s’immiscent des questions aux réponses imaginaires. Reconstruire une histoire, un sentiment, à travers un instant figé, petite mort du présent.

L’image photographique est créatrice de récit parmi tant d’autres fonctions. Peinture de lumière, elle devient objet de souvenir, objet de connaissance, objet d’art… La photographie est une fenêtre ouverte sur le monde cadré par un œil singulier, à la fois proche et lointaine de la réalité. Cette relation entre le réel et le fictif est donc ténue.

Ce rapport que l’on entretient avec la photographie est à questionner. Effectivement une photographie est une authentification, cela reste « ce qui a été à coup sûr » selon la vision d’un seul Homme. C’est pourquoi le minimum d’explications est de mise dans le journalisme, preuve que l’on peut trouver différentes interprétations dans une seule image. Les images animées nous emportent dans une narration grâce aux acteurs et à tout ce qui les entoure, nous ramenant à une réalité, plus ou moins fictive. L’image fixe, quant à elle, reste statique et le récit qui en découle se déroule seulement dans nos têtes. Les photographies sont des portes ouvertes sur un monde parallèle et qui ne peuvent prendre vie que dans notre esprit.

Pouvoir tenir une photographie dans ses mains est d’une importance capitale si je veux pouvoir me plonger dans une réelle observation de l’image. Échange tactile, furtif, dans un monde dominé par la dématérialisation. Tous les jours je fais défiler ma barre Instagram, mon actualité Facebook, consomme les images avec la même férocité que la plupart des gens aujourd’hui. Jamais rassasiée, je clique, je « like » à la chaîne, je m’arrête parfois sur une image, quelques instants, puis reprends ma course effrénée. Je n’arrive à prendre mon temps devant les photographies que lorsqu’elles sont vraies. Par vraies j’entends matérielles, préhensiles : livres, journaux, céramiques, verres, toiles, papier photosensible… Qu’importe, tant qu’elles sortent de l’écran. À ce moment-là, je fais l’éloge de la lenteur, contemple la photo comme j’aime le faire devant un paysage. Après des années de simple contemplation, j’ai aujourd’hui trouvé un refuge derrière l’objectif de l’appareil argentique de mes parents. Objet mécanique légèrement bruyant, marquant les crans qui déroulent et enroulent la pellicule, j’apprends la patience du poète et du chimiste à la fois. J’observe le monde d’un seul œil, prends de la distance avec la réalité, la déforme pour la rendre mienne. Ce besoin de pause, d’un réel arrêt sur image, peut amener à penser la photographie autrement que comme objet de consommation compulsive. Je suis pleinement consciente de mon addiction aux images, sous toutes ses formes, mouvantes ou fixes.

Alors je me soigne.

Jury

  • Tiphaine KAZI-TANI, présidente, personnalité qualifiée extérieure à l’établissement ; designer et chercheuse associée au CodesignLab de Telecom Paris-Tech et à la Cité du design de Saint-Étienne, associée au commissariat de la Biennale du design de Saint-Étienne, responsable du DSRD à I’ESADSE.
  • Mathieu PEYROULET-GHILINI, personnalité qualifiée extérieure à l’établissement ; designer
  • Delphine COINDET, personnalité qualifiée extérieure à l’établissement ; artiste.
  • Yannick VERNET, personnalité qualifiée extérieure à l’établissement ; responsable des projets numériques à l’ENSP.
  • Frédérique ENTRIALGO, théoricienne, docteur et enseignante à l’ESADMM.

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