MESDAMES,

MESDEMOISELLES,

MESSIEURS,

BLONDEL, l’architecte de la Porte Saint-Denis, ce monument idéal de proportions, déclarait : – Le pire châtiment que Dieu pût infliger aux hommes, ce serait de les condamner à vivre sans architecture. En effet, au XVIIe siècle, l’architecte était une encyclopédie vivante ; il devait apprendre la, totalité des sciences : l’arithmétique, la géométrie, la mécanique, l’optique, l’hydraulique, la stéréotomie, l’hygiène, la jurisprudence, l’astronomie, l’histoire ; et comment vivre avec confort, sans la connaissance de ces accessoires indispensables de l’architecture ? De nos jours, on demande davantage encore aux architectes ; ils doivent faire des conférences, et c’est bien là l’art qu’ils pratiquent le moins bien, du moins pour ce qui me concerne. Aussi ai-je l’intention de vous exposer brièvement « les raisons de l’architecture moderne dans tous les pays » et de vous montrer plus en détail cette architecture moderne à l’aide de photographies d’œuvres les plus expressives. Rappelons-nous cet aphorisme de Goethe : « L’art est là pour qu’on le voie, et non pour qu’on en parle. Jusqu’à la dernière Exposition des Arts Décoratifs, nous pouvons affirmer que le public se désintéressait presque totalement de l’architecture. On cherchait des appartements avec fièvre, et, si tous les yeux étaient capables de se fixer sur une pancarte « À louer », posée à trois mètres du sol, aucun regard ne franchissait cette hauteur pour juger de l’aspect de la façade. Personne ne connaît l’architecture de Paris ; les rues sont des suites de magasins qu’on sait par cœur : la boutique fade de la modiste, l’étalage anglais du maroquinier, la vitrine colorée du pâtissier, la devanture quelconque et si attrayante du coiffeur pour dames, mais jamais on ne fait un effort pour voir plus haut, pour découvrir les pierres empilées les unes sur les autres qui constituent l’architecture de Paris. Qui se rappelle les silhouettes ou les formes des maisons détruites récemment pour le percement du boulevard Haussmann ? Liaient-elles jolies ou laides ? De quel style ? Connaît-on seulement l’aspect de sa propre maison ? Combien ignorent si l’immeuble où ils demeurent est Louis XV, Louis XVI ou d’un autre Louis (à Paris, toutes les maisons sont d’un Louis quelconque) ; si la « porte d’entrée est ronde ou carrée, peinte en vert, en noir ou en brun ; si la façade est ornée de pilastres ou d’un autre détail décoratif ; si la couverture est en ardoise ou — en zinc ! Si la boutique du rez-de-chaussée était supprimée, on ne reconnaîtrait plus son habitation. Une fée puissante, et qui aurait du temps à perdre s’amuserait à déplacer la moitié des immeubles de Paris sans toucher aux magasins, personne ne s’en apercevrait. Les Parisiens ignorent Paris. Je m’empresse de reconnaître qu’ils font souvent, là, preuve de goût. Combien de constructions sont-elles dignes de retenir l’attention ? À côté de quelques édifices d’une réelle beauté, beauté due à leur majesté ou à leur charme, il est trop de bâtisses d’une architecture indéfinissable, établies sans ordre, sans volonté, voulant se donner l’allure de monuments classiques alors qu’elles n’en sont qu’une triste et lamentable parodie. (Applaudissements.) Le public ignore non seulement l’architecture des rues, mais il ne sait pas les noms des auteurs des monuments qu’il aime, qu’il respecte et au milieu desquels il évolue chaque jour. Supposons pendant un instant que le public un peu cultivé — oh ! pas beaucoup — ait à subir un examen portant sur la littérature et les arts. L’examinateur, bon enfant, poserait les questions élémentaires suivantes : « Qui est l’auteur d’Athalie ? Du Cid ? Des Misérables ? D’Othello ? Qui a écrit la musique de Parsifal ? De Manon ? De Faust ? Qui a peint L’Angelus ? La Joconde ? Le Sacre de Napoléon ? Je suis certain que tous les candidats auraient vingt sur vingt. Mais, si par hasard (toujours avec bienveillance), il se permettait de demander : « Qui a construit Notre-Dame ? l’Arc de Triomphe de l’Étoile ? Le théâtre de Bordeaux ? Le château de Chambord ? », il faut l’avouer, les notes seraient moins bonnes ! On enregistrerait quelques zéros sur vingt. Des oublis sont possibles, des fautes de mémoire peuvent se glisser, et, en cherchant bien, certains candidats se rappelleraient que l’Arc de Triomphe est de Chalgrin ; mais les noms des auteurs de Chambord, par exemple, n’évoqueraient aucun souvenir : Denis Sourdeau, Pierre Nepveu, Jacques Coqueau, artistes ignorés, inconnus illustres. Et que dirait-on du monsieur qui, avec calme, demanderait « Que pensez-vous de l’œuvre d’Ictinos ? » On en penserait, en général, peu de choses. Et pourtant, c’est Ictinos qui a construit le Parthénon. (Rires. Applaudissements.) Le grand bienfait de l’Exposition ne fut, pas tant d’exciter l’admiration des visiiteurs que de les intéresser à l’architecture. On parle maintenant de l’architecture et on s’en préoccupe dans tous les milieux — moins il est vrai que de cuisine, art infiniment respectable — mais la foule, comme l’élite, se sent armée pour juger. Dès l’instant où la masse s’occupe d’une cause, elle est presque gagnée. L’Exposition fut une « affiche » pour les artistes ; elle leur a servi de publicité, et, à notre époque, la publicité est indispensable. L’Exposition a été le » Bébé Cadum » de l’architecture ; elle a, par des moyens plastiques plus ou moins réussis, retenu l’attention du public. « Goûtez à mes produits, a-t-elle proclamé, comparez-les à ceux du voisin, à ceux créés hier, et vous adopterez les miens. » Nous n’en sommes pas encore à l’adoption totale, et pour bien des raisons, mais un grand pas est fait : le public songe à l’existence de l’architecture. 

L’architecture nouvelle a reçu de nombreux qualificatifs : contemporaine, moderne, d’avant-garde, d’aujourd’hui, de demain, etc. Peu importent les mots ; appelons-la « moderne », puisque cette désignation nous permet de nous comprendre. Qu’elle soit fausse ou vraie, je vous fais grâce des innombrables pages écrites sur ce sujet et des multiples et oiseuses discussions soulevées par des critiques et des esthètes peu occupés. L’architecture que nous ferons suivre du mot « moderne », et dont j’ai à vous entretenir aujourd’hui, est celle de notre époque, celle qui correspond à notre existence, qui essaie de répondre à notre idéal. L’architecture moderne n’est pas une mode ; elle est un besoin. Avant tout, elle n’est pas décorative, elle est utile et normale. La partie ornementale n’est qu’un accessoire. C’est le procédé de construction qui crée une architecture et non pas la décoration qu’on y applique. On se méprend souvent sur l’explication, je ne dirai pas d’un style, mais des marques caractéristiques d’une époque. Les grands stades de l’histoire de l’art en France peuvent être résumés en peu de lignes. D’abord, les débuts : des murs épais, de vastes blocs de maçonnerie, des baies étroites (les procédés constructifs ne permettaient pas des baies larges, la température extérieure était à craindre, la fenêtre close n’était pas d’un usage courant) résultat : architecture massive et imposante. Puis vient l’époque ogivale : procédés constructifs entièrement nouveaux, autorisant la suppression des murs ; les baies deviennent énormes. On peut comparer la construction des voûtes ogivales aux baleines d’un parapluie : les baleines d’acier sont les nervures résistantes en pierre, la soie est faite dans les cathédrales d’un remplissage qui ne porte rien. Ces nervures sont reçues verticalement par des piliers et les efforts latéraux, les poussées obliques sont maintenus par des contreforts, des arcs-boutants. On conçoit très bien qu’entre les piliers et les contreforts tout l’espace peut être vide, tout est donc remplissage, remplissage de pierre ou de verre. C’est cette technique qui a permis les larges fenêtres constellées de vitraux et les « roses » immenses des cathédrales. Ensuite vient l’époque de la Renaissance et des Louis : Louis XIII. Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Empire, Louis XVIII et leur souvenir jusqu’à nos jours. Cette période très longue a connu une architecture sans modification en tant que construction ; seul, le plancher en fer a remplacé le plancher en bois au début du siècle dernier. Les fenêtres, les portes, les murs, les escaliers, les charpentes, les couvertures n’ont subi aucun changement. Les seules caractéristiques de ces « styles » résident dans la décoration appliquée : rinceaux Renaissance, cartouches Louis XIV, coquilles Louis XV, guirlandes Louis XVI, trophées Empire, ramassis de tout cela sous Napoléon III roses sculptées de toutes formes de M. Loubet à M. Doumergue, et enfin, pendant l’Exposition, jets d’eau et serviettes sculptés, gravés, peints, forgés, en pierre, en fer, en vitrail, en mosaïque en bois, en staff, en carton. C’est ce qui a fait dire à un visiteur de l’Esplanade des Invalides : Style d’hygiène. Après la douche, le peignoir. (Rires.) 

Ces ornements, appliqués pendant quatre siècles, furent souvent très heureux, il faut le reconnaître, mais ne disons pas d’une maison qu’elle sera moderne, si, au lieu des pilastres moulurés et des guirlandes sculptées nous plaçons, en les rapportant, des motifs triangulaires à allure cubiste. L’architecture moderne n’est pas cela. Permettez-moi une comparaison et prenons un exemple : la voiture. Les miniatures de la Renaissance, les estampes du XVIIe siècle, les lithos Louis-Philippe, ou les photographies de ces dernières années nous représentant des véhicules tirés par des animaux : quatre roues à rayons, une caisse, deux brancards, un cheval. À toutes ces époques, les formes des voitures varient peu, seuls les ornements découpés, sculptés ou fondus, peints ou d’aspect métallique, permettent de se reporter à un style. De nos jours brutalement la voiture varie : le cheval disparaît, la carrosserie s’abaisse, se profile, les roues pleines se garnissent de pneus, la silhouette générale s’élance. Plus rien de commun avec les siècles passés. Un fiacre, un carrosse ou un tilbury auraient beau être surchargés de dessins cubistes, ils ne seraient pas modernes. Pour l’architecture, il en est de même : il n’y a plus de cheval, si j’ose m’exprimer ainsi. Le moteur, cet organe qui bouleverse tout, scientifiquement et plastiquement est à la voiture ce que le béton armé est à la maison : construction nouvelle, esthétique nouvelle. Nous n’avons plus de lien avec le passé, le fil est rompu, un bond en avant a été fait. Pour s’éclairer, on brûlait une matière quelconque : huile, chan-clone, suif ou résine, et tout d’un coup apparaît l’électricité ; pour monter les étages on empruntait un escalier, miracle : l’ascenseur ; pour se chauffer on véhiculait à grand’peine du charbon à travers l’appartement, troisième miracle : le chauffage central ; pour échanger une conversation, on se déplaçait : le téléphone ; pour faire sa toilette on se contentait d’une cuvette et d’un pot à eau : eau chaude et eau froide sur les lavabos ; on balayait les parquets aux joins béants et gorgés de poussière ; on se refroidissait pour fermer les persiennes dans la pluie et le vent, etc., etc. Et ceux qui protestent encore contre les formes modernes ont admis, sans trop de déplaisir, l’idée d’un ascenseur, du téléphone et de l’électricité. Ils oublient la tradition ! Ce mot « tradition » est un des plus dangereux pour l’architecture. C’est un épouvantail drapé pompeusement dans la toge classique ; mais, si on l’approche un peu, on aperçoit sa défroque minable sur laquelle est brodé en larges lettres le sont « routine ». 

Tout l’art architectural porte le poids écrasant de la routine. C’est elle qui flatte et encourage la copie, l’éternelle copie. « Ce qui nous précède est bien, imitons-le », phrase absurde et dénuée de sens, mille fois répétée, ce qui est plus grave, par des gens intello-gents. Ils semblent oublier qu’à toutes les époques de l’histoire on a été furieusement « moderne ». S’il en avait été autrement, nous serions logés dans des cavernes ou sous des huttes. Louis XIII se meublait chez Francis Jourdain ; Napoléon chez Chareau ; Louis XIV demandait ses plans à Le Corbusier ! Le peuple, l’élite, la masse, la noblesse ont toujours fait appel aux artistes les plus avancés de leur temps. L’humanité était bien partie, l’art évoluait agréablement, quand ce maudit XIXe siècle a tout arrêté — Halte ! s’est-il écrié, nous sommes au sommet, ne cherchions plus, nous ne pouvons faire mieux ; nous sommes, hélas ! des imbéciles ; puisque ce que nos prédécesseurs ont créé est supérieur à ce que nous pourrions imaginer, nous sommes des incapables et l’architecture est à son apogée ; copions : notre cerveau est inutile puisqu’il existe du papier calque. Copions ». Dès 1856, le comte de Laborde écrivait dans son ouvrage Union des Arts et de l’Industrie : « Comprenez-vous comment l’art n’a pas été tué par les fossoyeurs qui se succèdent lugubrement depuis soixante ans, occupés seulement à fouiner les tombeaux de toutes les générations passées ? Un demi-siècle d’abdication, d’impuissant labeur de copistes, de ridicules grimaces de singes. » Le demi-siècle est écoulé, trois quarts de siècle viennent s’y ajouter, le plagiat a régné en maître ; mauvais plagiat presque toujours (c’est très difficile de bien copier) et le nombre des maisons laides est allé croissant. Certains architectes poussés, je devrais dire bousculés par les perfectionnements techniques apportés dans l art de bâtir ont su imaginer des trouvailles. Le radiateur de chauffage central est d’invention récente ; ils n’ont pas hésité à l’orner de lignes en relief évoquant les rocailles Louis XV ; nous avons les radiateurs Louis XV ; la cabine d’ascenseur a pris des allures de chaise à porteurs ou encore de dressoir Louis XVI ; certains lavabos, avec vidage à clapets et robinetterie à deux eaux sont traités en consoles Empire ; l’absurdité n’a plus de limites, elle déferle dans la maison, se précipite sur les murs, sur les portes, au plafond, aux fenêtres ; c’est un débordement de moulures, de baguettes, de corniches, de cimaises, d’astragales, une frénésie de pâtisseries de tous styles, mélangées, confondues, jetées au hasard. (Rires.) On a construit des gares de chemin de fer pastichant le XVIIIe siècle. Celle des Invalides a l’excuse de conduire à Versailles. On construira en style néo Charles VI celle qui mènera à Charenton. D’ailleurs, un certain nombre de monuments sont copiés sur le passé avec une discipline digne d’éloges ; chaque édifice est d’un style spécial par sa seule destination. Exemples : les palais de justice possèdent toujours un fronton et une colonnade antique ; ce qui faisait d’re à un homme simple qu’on avait emmené en Grèce : « Il devait y en avoir des criminels dans ce pays-là ! » ; les mairies sont toujours Renaissance, les églises sont gothiques, les caisses d’épargne sont Louis XV, les banques sont Louis XVI, les détails sont laids et l’ensemble ridicule. Ces clichés ont servi pendant plus d’un siècle. Un siècle, où des hommes de génie, malgré tout, n’ont pu rien produire de neuf comme leurs devanciers. Aviler, l’architecte du palais archiépiscopal de Toulouse, professait déjà au XVIIe siècle 

« Ce que nous avons reçu des anciens est amplement suffisant. Le bon architecte ne va pas au delà. » 

Le siècle de Napoléon III s’est inspiré de cette leçon. Nous en subissons les résultats désastreux, car on ne sait même plus interpréter. Vous rendez-vous compte de la stupeur de Gabriel, l’admirable architecte du garde-meubles de la place de la Concorde, si on le conduisait devant certaines bâtisses dites classiques, construites récemment, et si on lui confiait que par admiration pour son œuvre on s’en est inspiré « Les sottises les plus graves, a dit Grimm, sont celles qui se font en pierre » (Rires. Applaudissements.) Avant peu de temps, on ne copiera plus. Tout à coup, les hommes ont découvert ce qu’on pouvait réaliser avec une poussière grise préparée avec du calcaire et de l’argile, mêlée à un peu de sable et d’eau, en y incorporant quelques barres grossières de fer. Toute l’architecture est modifiée. Maintenant, le béton armé autorise les plus grandes portées, des baies pratiquement d’un maximum de largeur. La lumière et l’air entrent à profusion dans la maison, sans danger, la chaleur pouvant être transportée au point qu’on désire. Le béton armé permet encore des points d’appui très rares et de dimensions réduites donnant un minimum d’encombrement intérieur ; il donne aussi la possibilité des porte à faux, c’est-à-dire des parties de construction débordant à l’extérieur ou dans les pièces, sans aucun support. Une foule de problèmes jusqu’ici irréalisables trouvent une solution. Les colonnes, qui gênaient le spectateur dans les théâtres, sont supprimées ; les piliers, qui entravaient la circulation dans les garages, n’existent plus ; les consoles des balcons deviennent inutiles ; les charpentes des toitures, encombrantes et onéreuses, n’ont plus de raison d’être ; l’espace libre règne partout. « La meilleure voie à suivre, déclare M. Jean Galloti, pour faire entrer l’architecture dans une ère nouvelle, c’était de procéder comme l’ont fait les hommes au début de sottes les civilisations, c’est-à-dire de chercher à résoudre les problèmes essentiels de l’habitation avec le maximum de simplicité. » Les architectes avaient d’ailleurs sous les yeux d’impressionnants exemples, fournis par les ingénieurs. Ces ouvrages d’utilité : ponts, usines, hangars, conçus et construits sans aucun autre souci que d’atteindre économiquement un but pratique, offraient souvent, par l’effet de la logique qu’on sentait dans leur ordonnance, un aspect de sévère mais de réelle beauté. La leçon était frappante. L’architecte devait se rappeler qu’il ne lui est pas permis d’oublier le bon sens et que ce qui rend son art si difficile, c’est de ne jamais devoir séparer l’idéal de l’utile. » On conçoit aisément que cette technique toute neuve donne à l’architecture un nouveau visage. Les surfaces deviennent unies, les angles droits dominent, les façades sont propres, lisibles et sincères. Les proportions dites classiques n’ont pas lieu de survivre, l’harmonie générale est toujours faite de proportions, mais ce ne sont plus les mêmes. 

Cette architecture moderne est simple. Le machinisme, les formes des machines qui peuplent maintenant notre existence ont aussi une influence indéniable sur la plastique de l’architecture moderne. Cette influence du perfectionnement dans le « métier » a toujours été. Auguste Choisy dans son Histoire de l’Architecture, parlant de l’ornement aux périodes préhistoriques, constate combien la technique influe sur le décor. « L’homme de l’âge glaciaire, dit-il, reproduisait sur ses armes et sur les parois des cavernes les formes animales et rendait avec une frappante vérité le mouvement et la vie. L’invasion qui apporte les métaux coupe court à ce premier essor : avec elle, l’art imitatif disparaît brusquement. L’homme de l’âge de la pierre polie, des mégalithes et des métaux, devient absolument étranger aux représentations figurées. Dès l’apparition de ce peuple asiatique, l’idée du grand efface l’idée du beau abstrait, le métier supplante l’art (c’est-à-dire l’ornement) : la perfection du travail remplace l’élégance des décorations. À l’âge antérieur, on ciselait les armes, désormais on en lisse les surfaces au polissoir. » La voilà bien, la première influence du machinisme ! Rapprochons ces lignes de celles qu’écrit Le Corbusier dans Vers une Architecture : « Une maison est une machine à demeurer. Bains, soleil, eau chaude, eau froide, température à volonté, conservation des mets, hygiène. Un fauteuil est une machine à s’asseoir, etc. Notre vie moderne, toute celle de notre activité, à l’exception de celle de l’heure du tilleul et de la camomille, a créé ses objets : son costume, son stylo, son eversharp, sa machine à écrire, son appareil téléphonique, ses meubles de bureau, les glaces de Saint-Gobain et les malles Innovation, le rasoir Gillette et la pipe anglaise, le chapeau melon et la limousine, le paquebot et l’avion. Notre époque fixe chaque jour son style. Il est là sous nos yeux. » Il n’y a pas de doute : il est né ; la seule petite difficulté est de l’admettre et de lui donner le droit de vivre. Les architectes modernes suppriment et rognent les parures inutiles, comme les coiffeurs ont fait tomber les chevelures féminines, et, ma foi, une maison avec les cheveux coupés, si j’ose dire, peut être jolie… aussi. (Hilarité.) L’architecture subit l’influence de la vie moderne, ce qui a fait dire à Taine : « L’état de l’esprit et des mœurs d’un temps demeure la cause primitive et l’explication dernière des œuvres d’art. » (Applaudissements.) Les difficultés financières des temps présents sont également un facteur qui entre en jeu. L’excellent architecte belge Victor Bourgeois a écrit : « La dèche sauvera l’architecture ! On ne peut plus, en effet, que difficilement s’offrir des balcons en fer forgé, des pilastres de marbre rare et des chapiteaux en or ; les établissements de crédit ont seuls droit à cette débauche de richesse architecturale. La maison de l’intellectuel, comme celle de l’ouvrier, n’est pas un bien oisif ; elle est faite pour qu’on y vive dans la clarté avec le maximum de confort et sans luxe inutile. La débauche d’ornements hétéroclites que nous avons connue au siècle dernier n’était pas un idéal pour les hommes sages du XVIIe siècle dont on croyait reproduire la maison. On aimait alors la simplicité, le calme, une maison à sa convenance. C’est en elle que Plantin faisait consister surtout le bonheur. Avoir une maison commode, propre et belle, Un jardin tapissé d’espaliers odorants, Des fruits, d’excellents vins, peu de train, peu d’enfants, Posséder seul, sans bruit, une femme fidelle… Ce programme est celui de beaucoup de nos contemporains, comme il a été celui de tous les temps. Le XIXe siècle n’a pas compris la leçon du passé, il l’a interprétée sous un angle déformé. Il, a cependant une excuse. Si nous admettons la copie, ou pour mieux dire, la reconstitution d’un art défunt, il se passe un phénomène curieux. L’homme chargé de reproduire une architecture antérieure à son époque est comme ébloui par les détails qui correspondent à l’architecture contemporaine pour lui. Quand Viollet-Le-Duc a refait Pierrefonds, il a surtout vu dans l’art ogival, qu’il connaissait en maître, tous les morceaux qui pouvaient avoir une analogie avec son siècle. Il était certainement très sincère, mais n’a reproduit qu’une partie du style gothique ; il l’a vu à travers l’art de son temps. Personnellement j’ai dû commettre une faute analogue. Il est toujours ridicule de parler de soi — et je m’en excuse, — mais si je le fais c’est pour étayer ma démonstration. J’ai eu récemment à établir les décors du film Le Miracle des Loups. Je n’ai retenu certainement de l’architecture du XVe et ceci sans parti pris, que les éléments que notre œil moderne est maintenant habitué à. voir : grandes masses, piliers lisses, arcs simples, surfaces unies. Je dois ajouter, un peu pour me défendre de cette « déformation contemporaine », que les grands plans et les volumes nets sont plus photogéniques. Il n’en reste pas moins vrai qu’à chaque époque, on voit les précédentes à travers la sienne propre. Au siècle dernier, on aimait Versailles pour les détails de la façade : pilastres, frontons sculptés, corniches moulurées, etc., aujourd’hui nous l’admirons pour l’ensemble rectiligne et géométrique de sa masse grandiose. 

L’architecture moderne est déjà universelle comme vous allez pouvoir en juger. Le régionalisme n’existe plus. A-t-il seulement existé d’une façon réelle ? Il aurait pu, étant donnée la différence d’existence des hommes aux périodes successives de l’histoire. Un Normand et un Alsacien vivaient au xve siècle de manières n’ayant rien de commun entre elles. Aucun lien direct, sauf la religion, ne les unissait : pas de journaux, pas d’images cinématographiques, pas de téléphone, pas d’écoles réunissant des élèves de toutes les parties du monde, pas de chemin de fer pour se joindre, presque pas de courrier pour correspondre, pas de revues techniques offrant les mêmes leçons, pas de photographies reproduisant la vie, et ajoutez à cela des matériaux de construction n’ayant que peu de ressemblance. Malgré tout, on constate plus qu’une parenté entre leurs œuvres : une similitude extraordinaire. Les photos, que vous voyez là et que j’ai prises absolument au hasard proviennent de pays très éloignés les uns des autres. Si on ne connaît déjà les vues représentées, il est très difficile, je crois, de situer une de ces maisons. Elles ne sont pas toutes de France, et néanmoins, on retrouve plus qu’un air de famille. L’époque marque son empreinte, mais le lieu se lasse à peine deviner. Vous voyez comme le régionalisme était peu sensible ! Et certains soutiennent aujourd’hui qu’à Pacy-sur-Eure le style est différent de celui de la banlieue parisienne ! Trois quarts d’heure d’auto en poussant un peu ! Les contrées les plus éloignées vivent comme nous ! Des styles différents ? Non, cent fois non. A Los Angeles on construit comme à Amsterdam, et à Tokyo comme à Paris. Les besoins sont les mêmes, les habitudes sont les mêmes, les matériaux, grâce au béton armé, sont les mêmes ; il n’y a que les changes qui varient ! On emploie les mêmes objets, on s’habille maintenant de la même manière, les Américains ont le téléphone, les Australiens roulent en auto, les Espagnols prennent le train, les Suédois vont au cinéma. Pourquoi l’architecture serait-elle différente ? Est-ce un bien ? Le pittoresque y perd à coup sûr, mais on ne peut quand même pas, sous prétexte qu’un voyage au Japon serait plus agréable si le régionalisme subsistait, obliger les Japonais à ignorer le béton armé et à se faire massacrer dans des maisons en papier à chaque tremblement de terre ! Quoi que fassent les défenseurs acharnés du régionalisme, il est appelé à disparaitre. les Normands ne reviendront pas plus au toit de chaume qu’à la carriole tirée par un âne ; les Américains préféreront les buildings en béton armé aux tentes polychromes des Peaux-Rouges. « En France, le seul vrai régionalisme qu’on puisse constater d’une façon sûre est celui des auberges à la mode. Aussitôt après la guerre, une pléiade d’hôteliers et de cuisiniers (souvent très adroits) ont inventé le régionalisme. L’hostellerie avec un s qui sonne bien, a pris naissance sur toutes les routes fréquentées par le grand tourisme : l’en-tête du menu est imprimé en lettres gothiques ; sur les routes, les pancartes enluminées comme de vieux parchemins, donnent le nombre de kilomètres à parcourir jusqu’au bijou archéologique où la sole « bonne femme » et la « tarte maison » vous attendent. Pour peu, on parlerait vieux français et le coup de fusil serait donné avec une arquebuse à mèche, modèle 1450. Le snobisme de l’hostellerie a inventé le clos normand, avec pans de bois et simili chaume, comme accompagnement des tripes à la mode de Caen et du cidre bouché ; le mas provençal avec grandes jarres à huile et couverture en tuiles romaines, qui forment cadre à la dégustation de la bouillabaisse ; l’auberge alsacienne avec toit pointu et nid de cigognes, qui rendent plus couleur locale l’ingestion de la choucroute arrosée de vin de la Moselle. Et ces dernières années ont vu s’élever des maisons basques, des estaminets flamands, des kers Breton, des auberges picardes, savoyardes, etc. Et seul le choix des plats, des spécialités, décide de l’ordonnance architecturale. Les enseignes, toujours en fer forgé, de ces auberges pourvues de garage avec fosse, portent en sous-titre : on loge à pied et à cheval ! Que ces caricatures d’un art qui fut sincère flattent certains gourmets épris de pittoresque, c’est possible ; mais qu’on n’en déduise pas qu’en France les vieilles traditions de régionalisme sont en pleine floraison. Tout ce carton-pâte décoratif peut amuser les étrangers ; nous, il nous attriste. L’architecture moderne sera bientôt universelle comme à toutes les époques elle le fut. Voici des œuvres composées simultanément ; les architectes qui en sont les auteurs ignoraient leurs travaux réciproques et, cependant, voyez les points de comparaison. Voici une villa de Frank Lloyd Wright, le célèbre architecte américain. Ce qui frappe tout de suite, c’est cette volonté de lignes horizontales, lignes que seul le béton armé permet de réaliser. Il se dégage de cette façade un grand calme dû aussi à la simplicité de l’édifice. Dans cet immeuble de Kramer, excellent architecte hollandais, vous retrouverez, sous une forme différente, le même esprit. Même affirmation des horizontales, même calme d’une grandeur indéniable. L’ensemble est noble et plus grand par son harmonie générale que par ses dimensions. L’architecte allemand Mendelssohn, l’auteur de l’observatoire d’Einstein, a réalisé la maison que vous voyez là. Encore une fois, la dominante est l’horizontale, soulignée même par des reliefs nerveux. Malgré l’originalité de l’ensemble, tout est placide et simple. Cette maquette d’hôtel de voyageurs est l’œuvre de Guevrekian, architecte persan ; architecte persan, très parisien d’ailleurs ! Les horizontales sont suffisamment accusées pour qu’il soit inutile que j’insiste. La façade entière est d’une belle simplicité, et, sans le secours du béton armé, un tel édifice serait inconcevable. Une des maisons à redents de l’éminent architecte Sauvage. Vous connaissez celle de la rue Vavin ; celle-ci est construite rue des Amiraux. Sauvage, chercheur d’une activité magnifique, établit ses étages en retrait les uns sur les autres. Cette disposition lui permet de donner à chaque appartement une terrasse, un jardin à Paris, et de la lumière en abondance dans toute la maison. Et chaque étage est souligné d’un beau noir horizontal. Enfin, voici une maison ouvrière de l’architecte autrichien Haertel. Maison disposée pour recevoir le soleil. Et toujours la façade avec horizontale qui marque. (Tous ces clichés, si ingénieusement commentés, sont applaudis.) Cette caractéristique d’horizontales n’est pas, comme vous pourriez le supposer, un « procédé », une ligne qui fait bien. Dans tous les édifices que vous venez de voir, elle correspond à un but. Les plans d’architecte, ce n’est pas très amusant à regarder : il y a trop de traits en tous sens et de chiffres ; et pourtant, si j’avais eu la cruauté de vous projeter les plans de ces maisons, vous auriez compris tout de suite que ces horizontales, étant donnés les programmes à réaliser, étaient indispensables. L’horizontale, dans certains cas, en architecture, n’est pas une ligne à la mode, comme la ligne verticale du pli du pantalon. Aucun de ces architectes ne s’est inspiré des directives du voisin, ils ont puisé en eux-mêmes leur originalité. « L’artiste original, observe Chateaubriand, n’est pas celui qui n’imite personne : c’est celui qu’on ne peut pas imiter. » (Applaudissements.) 

Je vais vous montrer, maintenant, toute une série d’édifices modernes exécutés sur tous les points du globe « en même temps ». D’abord, ce silo à grains, bâti aux États-Unis. Grands cylindres unis, d’une géométrie parfaite. Les dimensions des éléments sont déterminées par l’utilisation de l’édifice et non par l’envie de composer des formes agréables. pourtant, quelle impression de sérénité et de franchise. Cette petite villa, de mon excellent confrère Lurçat, dépouillée d’ornements, d’un joli volume, nous éloigne heureusement des maisons en meulière avec cabochons de porcelaine et marquise en fonte, de la banlieue parisienne. Cet hôtel particulier est également de Lurçat. Avec une façade très réduite, il procure des pieces confortables, grâce à un plan très étudié. Les façades nues trouvent tout leur intérêt dans l’heureuse disposition des baies. Adolphe Loos, le puissant architecte tchécoslovaque, a conçu la maquette de cette villa. Les pleins et les vides suivent un rythme harmonieux qu’aucun motif décoratif inutile ne vient interrompre. Loos est plus sévère pour lui que pour ses confrères ; il n’admet pas le superflu, chacune des lignes qu’il trace correspond à une utilité. Ses maisons sont profondément sincères. L’immeuble d’angle que vous voyez là a été construit en Belgique par Victor Bourgeois. Comment concevoir une telle maison sans l’emploi du béton armé ? En pierres, la maison s’écroulerait ! Cette façade est, à mon sens, une des meilleures et des plus typiques de l’architecture moderne. Bourgeois ne sacrifie pas au désir de plaire, et, cependant, toute son œuvre est puissante et infiniment attrayante. Critique à ses heures, il ne se contente pas de détruire, il construit. À Passy, Fischer a bâti cet immeuble. C’est net, c’est clair. Aucune recherche pour « être moderne » ; les pilastres, les corniches, les cartouches ne s’imposaient pas ; aussi l’architecte s’est-il abstenu d’en mettre ; résultat : une façade lisible et d’une très belle tenue.

L’architecte Bijvoet, à qui la Hollande doit de très intéressantes constructions, est l’auteur des maisons que vous voyez. Bijvoet est précis comme un ingénieur et il allie à cet esprit méthodique une imagination à créer des féeries. De cette union se dégagent des formes d’une fantaisie charmante, portant la marque d’une volonté. Cet immeuble de l’architecte autrichien Brenner est d’une géométrie remarquable. Le jeu des blancs et des noirs sous les balcons, égaye cette façade et contraste agréablement avec l’austérité du reste de la maison. (Applaudissements.) 

 Avant de voir d’autres exemples d’architecture moderne, vous pouvez constater les caractéristiques de ce style nouveau. Grands plans, volumes épanouis, beaux nus de façades, baies très vastes, lignes géométriques, clarté dans la lecture de l’ouvrage, simplicité. Aucun ornement n’est là pour situer notre époque, le procédé de construction seul définit l’âge du bâtiment. Aux motifs décoratifs de détail, l’architecte moderne a substitué un motif d’ensemble. L’ensemble est une énorme sculpture où la lumière vient buter sur de grands pans nettement déterminés ; c’est un bloc monumental taillé en pleine masse. « La forme, a dit Émile Trélat, est l’intersection de la lumière et de la matière ». Ici, la matière se présente avec tous ses avantages, unie, bien limitée, grande. (Ici, l’éminent conférencier passe et commente diverses vues anciennes et modernes.) 

« Un mur, a écrit mon excellent confrère Ventre, l’auteur du splendide monument de la Pointe-de-Grave, un mur est un paravent et non pas un support. Si les points d’appui sont bien calculés, qu’est-il besoin de murs de forteresse ? » Malgré cette vérité, vous allez voir des édifices modernes ayant une similitude d’aspect avec des constructions anciennes. La première raison qui pourrait plaider en faveur de cette ressemblance relative est la simplicité avec laquelle sont traduits ces monuments. Au début d’un style, l’architecture est toujours pure ; les architectes sont tout au perfectionnement de l’invention technique ; ils ne songent pas aux ornements. Exemple : les premières manifestations d’architecture gothique. Puis, connaissant les procédés de construction, les architectes qui suivent ont des loisirs, ils les emploient à créer de la décoration. Ils surchargent et gâtent l’ouvrage de leurs devanciers. Exemple : le « flamboyant » trop riche, infiniment contourné est fatigant. Deuxième exemple : l’Opéra de Monte-Carlo, des cascades de dames en or soufflent dans des trompettes, parmi des guirlandes de roses enchevêtrées, d’amours ailés jouant à cache-cache dans des draperies de staff. Une autre raison de la similitude apparente des œuvres anciennes et modernes est la conception même des œuvres réalisées, c’est-à-dire que l’espace occupé autrefois par de la maçonnerie est maintenant destiné à l’habitation. Les vastes volumes, pleins jadis, sont creux maintenant et limités par des écrans isolants. Hier, des blocs de pierre. Aujourd’hui des blocs de vide. 

Le palais des papes, à Avignon, par ses grandes masses d’une imposante géométrie, peut faire songer à des constructions très modernes. La cathédrale d’Albi, malgré les siècles, est d’une conception plastique très moderne. Aucun petit décor superflu ne vient rompre l’harmonie générale. L’usine Fiat, avec ses fenêtres par centaines, sa piste colossale pour automobiles sur les toits, a la majesté d’un monument antique. Son auteur, l’ingénieur italien Matte-Trucco a conçu une œuvre foncièrement moderne, pour une utilisation moderne. Comme nous sommes loin des petits copistes des styles finis ! Et cette église de Périgueux, l’église Saint-Étienne de la Cité, cube que viennent couper ces pilastres verticaux, est plus près des formes que donne le béton armé que de celles qu’a données la copie de l’antiquité. Cet immeuble, paraissant taillé dans la masse, est de l’architecte hollandais Van Moersel. À première vue, on ne constate que l’impression d’un monolithe et, cependant, les baies dominent dans l’ensemble. Cette façade très géométrique, très régulière est un casino de Lloyd Wright. Cette symétrie et cette répétition des éléments élargissent considérablement l’édifice sans le secours d’horizontales arbitraires. Cette maison, de volumes bien équilibrés est l’œuvre d’Hoffmann, le célèbre archite viennois. Hoffmann, après Otto Wagner, été un des premiers à enseigner l’abandon la copie et du pastiche. Sans prévoir, au début de sa grande carrière, les ressources béton armé, il a fait table rase des clichés « à la manière des classiques » et a ouvert la voie à l’architecture moderne. Son époque, qui précède la nôtre, marquera. 

Ces quelques vues vous ont exposé sommairement le problème nouveau : Aux murs de forteresse, la substitution de voiles mine en béton armé. La science a bouleversé les habitudes et les besoins. Lorsqu’on se battait avec les poings, l’homme dressait, pour se défendre, des remparts de plusieurs mètres d’épaisseur ; depuis l’invention des canons longue portée, il se protège avec des fils de fer. (Rires. Applaudissements.) J’aurais voulu vous dire quelques mots sur l’enseignement de l’architecture, à propos des raisons de l’architecture moderne. Cet enseignement, à mon sens, peut se résumer en deux phrases : 1. Apprendre à fond l’architecture des siècles passés. Étude rétrospective. 2 ° Apprendre la technique de la construction contemporaine. Créer. On pourrait écrire des volumes, parler de. heures, développer le sujet à fond ; si nous voulons progresser : connaissons le passé, mais ne copions pas. Sinon, nous n’avancerons jamais. 

Nous avons commencé ces projections par des édifices où les lignes horizontales dominaient. Pour ne pas vous laisser sur cette impression de « procédé », je vais vous montrer quelques constructions où les lignes ascendantes sont prépondérantes. D’abord, ces blocs verticaux à San Gimignano, vieille ville italienne aux tours innombrables. La hauteur de la demeure de chaque habitant était proportionnelle à son degré de noblesse. On mesurait l’élévation des titres par le nombre des marches des escaliers. À San Gimignano, M. Eiffel eût été roi ! Maintenant, une tour moderne. La tour d’orientation de Grenoble, œuvre des frères Perret. Du verre, une pellicule de béton armé et, au centre, des escaliers, des ascenseurs, une circulation aisée. Je ne vous présenterai pas les frères Perret ; vous savez tout ce que l’architecture moderne universelle leur doit. Ils furent parmi les premiers à comprendre l’usage magnifique qu’on pouvait attendre du béton armé. Les frères Perret sont les grands constructeurs de notre temps. (Applaudissements.) Des mêmes auteurs, cette tour aux grandes verticales. C’est le clocher de l’église du Raincy, flèche légère et creuse. Je me permets de vous montrer ma tour de l’Exposition. Haute de trente-six mètres, elle reposait sur deux voiles en béton armé disposés en croix et mesurant vingt-deux centimètres d’épaisseur. (Vifs applaudissements) Voici un immeuble où les verticales comptent. Il a été construit à Hambourg par l’architecte Hôger. Il n’a que sept étages et donne une grande impression de hauteur. L’architecte danois Lônberg a dessiné ce projet pour le concours de la Chicago Tribune. Avec un plan correspondant exactement au programme à suivre, il a composé des façades extrêmement neuves et rationnelles.

Les quelques constructions que vous venez de voir ont été conçues par des architectes appartenant à douze pays différents, et néanmoins vous avez pu constater une unité évidente, comme le produit d’une même pensée n’excluant pas la personnarté. L’architecture moderne réunit les créateurs de l’univers entier, comme une espèce de Société des Nations où tout le monde serait d’accord ; tous les artistes ont senti ta nécessité d’une réaction : construire pour des besoins nouveaux et avec des matériaux nouveaux. Il ne faut pas croire que cette unité universelle — soit capable de tuer l’individu. On pourrait supposer que ce travail mondial, dirigé vers une même fin par une collectivité, annihile la personnalité. Il ne peut en être ainsi, la part apportée par chacun ayant une valeur artistique intrinsèque. « L’artiste n’imite pas, a écrit Gordon Craig, il crée ; mais c’est la vie qui doit porter le reflet de l’imaginat:on, laquelle a choisi l’artiste pour fixer sa beauté ». La maison, machine à habiter, n’est pas fout à fait comparable, par exemple, à l’appareil de T. S. F., machine à entendre à distance. L’appareil de T. S. F., dont tous les organes ont été conçus et perfectionnés par des anonymes, ingénieurs ou simples mécaniciens, est arrivé à un état presque parfait. Le standard a détruit l’individu. Je ne pense pas qu’il puisse en être de même pour l’habitation.

D’abord, le programme est plus vaste, la destination plus étendue et sous des formes beaucoup plus complexes. La T. S. F. n’a qu’un but : parler à distance, comme l’automobile n’a qu’une utilité : avancer. La maison sert à se loger, c’est-à-dire à vivre, et les branches, les ramifications de l’existence sont innombrables. Quoi qu’on pense, il y aura toujours une foule de façons de vivre. Il y aura de grandes et de petites maisons, il y en aura de riches et de modestes, il y en aura où on travaille, d’autres où on prie, d’autres où on souffre, d’autres où on s’amuse. Il y aura l’habitation de l’homme : la villa ou l’immeuble à étages ; celle des marchandises : le magasin ou l’entrepôt ; celles des machines : le garage ou l’usine. Les problèmes sont innombrables et chaque solution portera toujours une marque particulière. (Applaudissements.) Le standard ne pourra réellement se faire sentir que dans les détails. Les appareils de T. S. F. ont des parties identiques réalisables en séries ; dans la maison, certains organes comme les portes, les serrures, les interrupteurs, etc., pourront aussi, après étude approfondie, être standardisés et, dès lors, employés universellement ; mais l’ensemble, la conception générale, sera toujours l’œuvre d’un individu. En horlogerie, le standard n’existe même pas ! Toutes les montres ont une même destination et pourtant toutes sont différentes ! Rapprochez de la montre la maison ! L’industrie apportera de plus en plus sa part à l’art mais ce dernier ne peut pas sombrer. 

Nous sommes loin du temps où Ingres proclamait « L’industrie nous n’en voulons pas ; qu’elle reste à sa place et ne vienne pas s’établir sur les marches de notre école, vrai temple d’Apollon consacré aux arts seuls de la Grèce et de Rome. » Et ces paroles, effroyables dans la bouche d’un homme de génie comme Ingres, furent reprises, hélas ! par ceux qui ont enseigné l’architecture. Des architectes furent élevés avec cette idée fixe que l’Art, avec un A ma-juscule, peut se passer de tout concours. Ils ont représenté l’architecture sous la forme d’une femme vêtue en vestale, négligemment appuyée sur le chapiteau (le plus souvent ionique) d’une colonne tronquée, les yeux dans le vague, l’air inspiré. Et c’est, cette femme qui a conduit leur destinée ! Ils ont oublié l’essentiel : le progrès. (Applaudissements.) Mais que leur importait le progrès ? L’architecture était un commerce comme un autre, mais auréolé par « l’Art ». C’était plus que suffisant. Cela rappelle l’histoire de cette dame qui rencontre une amie tenant par la main un petit garçon — C’est mon fils, madame, il a six ans et il sera musicien. — Ah ! si jeune, il travaille déjà son piano ? — Non ; mais il a déjà les cheveux longs. Les longs cheveux étaient aux compositeurs ce que « l’Art » était aux architectes : une parure. (Rires.) L’adoption des méthodes nouvelles a été pénible à déclencher. Je vous parlais tout à l’heure de l’ignorance du public en matière d’architecture, mais les grands responsables sont les architectes eux-mêmes. Ce n’est pas le public qui est difficile à convaincre ; il n’a, en principe, aucun parti pris, et pourquoi n’admirerait-il pas plutôt une chose belle qu’une chose laide ? Ce sont les professionnels, les architectes, qui entravent l’essor d’un art neuf. En effet, la création, la recherche, demandent de fournir un effort et coûtent de l’argent. 

Lorsque j’ai débuté dans la carrière d’architecte, je me souviens de la visite que je fis à un confrère « arrivé » pour lui demander quelques conseils. Voici à peu près ce qu’il m’a dit : — L’architecture moderne n’aura jamais aucun succès ; nous nous opposerons de toutes nos forces à sa réussite. Pourquoi se fatiguer en faveur de clients ignorants ? Si, par exemple, j’ai à poser une cheminée dans un appartement, je consulte le catalogue du marbrier, je choisis le numéro 14, style Louis XV, ou le numéro 23, style Louis XVI, je touche 5 % d’honoraires, et mon client est satisfait. Au contraire, avec vos idées d’innovation, vous serez obligé de concevoir des formes particulières, de dessiner spécialement votre cheminée, de la faire mettre au point par un dessinateur, de donner des explications au fabricant, de discuter des prix, peut-être de faire faire une maquette, de vous déplacer pour surveiller l’exécution, et tout ce travail entraînera des frais ; vous ne toucherez cependant que 5 % et vous n’êtes même pas certain que votre client, dont vous choquez les habitudes, sera content ? Faites comme nous, ne troublez pas le public ; d’ailleurs. nous sommes forts etjamais l’architecture moderne ne triomphera. (Rires.) Je dois ajouter, entre parenthèses, que cet architecte se classe volontiers maintenant parmi les architectes modernes ! Il est vrai qu’il n’en a que l’étiquette. Vous vous imaginez qu’avec de telles énergies l’architecture moderne ne put progresser que lentement, car la France ne fut pas seule à connaître cet esprit rétrograde. On conçoit alors en quelle estime furent tenus les architectes C’est, je pense, la raison pour laquelle le mot a architecte » a souvent été pris en mauvaise part. Permettez-moi d’évoquer encore un souvenir de jeunesse. La scène se passe à Bruxelles. Deux cochers de fiacre viennent, par maladresse réciproque, d’accrocher leurs voitures. Et voici le dialogue qui s’engage : PREMIER COCHER. — Fais donc attention, imbécile ! DEUXIÈME COCHER. — Imbécile ? mais tu n’es qu’un (ici, un mot quelconque, mais peu amène). PREMIER COCHER. — Et toi, tu es un (un mot quelconque, mais grossier). DEUXIÈME COCHER, se montant. — Espèce de (autre mot à ne pas répéter). Et les mots les plus sévères s’entrecroisent avec un ordre de vulgarité croissant. Après avoir épuisé tout le vocabulaire que, seuls, connaissent à fond les conducteurs de fiacres et les vendeuses de poissons, le premier cocher, étouffant de colère, se lève sur son siège et, la voix renforcée, avec cet accent si particulier aux faubourgs de Bruxelles, s’écrie : — Eh ! va donc architecte ! (Hilarité.) Le deuxième cocher n’avait riposté jusque-là que par des injures ; l’insulte dépassait les bornes, il répliqua avec son fouet. À l’époque à laquelle j’ai été témoin de cette scène, je commençais mes études d’architecte ; j’avoue qu’elle m’a longtemps laissé rêveur. Depuis, j’ai eu l’occasion de comprendre. (Applaudissements.) Tous les peuples civilisés ont adopté une architecture dont les organes sont identiques et dont l’esthétique a les mêmes bases. Dans son très bel ouvrage, Art et Artistes d’Aujourd’hui, Paul Léon donne en quelques lignes précises une sorte de définition de l’art contemporain : « La beauté se réalise non plus par l’ornementation, mais par la structure elle-même, par l’harmonie des proportions, par celle des pleins et des vides, des cavités et des saillies, des ombres et des lumières. Une affirmation des volumes, très franche et quelquefois brutale, s’allie à une simplicité qui n’est pas toujours exempte de sécheresse, mais qui est rarement sans grandeur. Qu’il s’agisse de la façade d’une maison, de la devanture d’une boutique, d’un mobilier d’appartement ou d’un décor de théâtre, on remarque le dédain de la parure accessoire, le sacrifice constant du détail à d’essentiel. Il est vain, à l’heure où nous sommes, de méconnaître la portée d’un pareil enseignement. » 

Nous pouvons affirmer, maintenant, que l’architecture moderne est répandue dans le monde entier. Cependant, soyons francs. Le mouvement sera général, mais confirmé par quelques exceptions. Il poussera encore, en l’an 2000, des maisons « Louis style », comme disent les Américains, mais les rôles seront renversés : on a ri avec méchanceté des premières œuvres modernes ; je pense qu’on rira, mais avec pitié, des dernières œuvres copiées. (Rires. Vifs applaudissements., Rappels.) 

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