Puis-je monsieur, vous ôter la chaise sur laquelle vous êtes assis? Pardonnez moi, il semble que je vous ai mis dans une situation d’inconfort.

Debout parmi les clients de ce restaurant vous paraissez vivre l’expérience de ceux qui ont été relégués à la marge des trajectoires sociales. Vous devenez une sorte d’errant sublime, un personnage de tragédie qui interrompt de lui-même la communication et l’échange.

Dépossédé de votre instrument de repos, je vous contrains à l’effort en plus d’une mise à l’écart. N’ayez crainte, je serai bref mais accordez moi un moment pour apprécier cet état de suspens.

Vous êtes inquiet. Je vois que vous vous agitez sur ce futur simple.

Une innocente remise en cause de l’ordinaire répartition des places et des fonctions dans une communauté, oriente notre regard vers d’autres niveaux de réalité. J’ai plaisir à croire que, malgré des cadres de normalisation puissants, des écarts se construisent, les mécanismes sociaux de hiérarchi- sation se brisent, que l’on s’occupe des émotions.

Une chaise crée donc des liens entre les hommes. Ainsi rompu, vous n’êtes plus à même de faire la conversation. Entre vos mains, vous retenez une serviette de table tachée de graisse de canard jusqu’à présent nouée autour de votre cou.

À vos pieds, figure votre fourchette malencontreusement laissée pour compte lorsque vous vous êtes levé. Un verre de vin rouge, les restes d’un plat en sauce qui tiédit, un morceau de pain, quelques miettes. L’expérience d’un homme saisi par l’effroi devant la nudité silencieuse de l’être.

Votre mutisme est assourdissant.

J’ai en ma possession votre chaise, un appareil à repérer une surface cohérente et rythmée. Les règles du jeu sont simples, vous êtes matériellement conditionné par un ensemble d’institutions qui administre le lien social entre les individus, celles- ci véhiculent les valeurs éthiques voir politiques nécessaires au bon fonctionnement du système. Partant du principe que cette réalité stratifiée est, au fond, assez mobile, il vous est possible de vous en affranchir. Vous devenez l’heureux spectateur d’une scène hautement chorégraphiée qui décrypte notre société, sa théâtralité quotidienne.

De proche en proche, vous observez que les membres de cette salle transcrivent un territoire à l’intérieur duquel ils circulent en différents sens, attirés par des présences, des gestes ou des foyers de vie. Vous remarquez que des objets délimitent des zones d’activités, objets pour rien, que chacun transporte à travers l’espace puis met en mouvement. Objets qui servent de repères.

En face de vous, un homme est assis. Il vient de terminer son plat, il mâche encore la dernière bouchée. Son grand corps se tasse, ses paupières sont lourdes. Il a la gure de ceux qui s’endorment de leur vivant. Ce n’est pas de la fatigue; dans le grand théâtre de l’humanité, un acteur qui sort de la lumière, du regard des spectateurs, s’endort.

Sous cette quotidienneté oppressante, il y a une information décisive qui est, à quoi ressemble le monde quand on ne le regarde pas. Ceci ne sert ni à comprendre ni à interpréter des stéréotypies, mais à voir les éléments qui ne sont pas visibles à l’œil nu, les coïncidences, le rôle des objets d’usage dans les initiatives de chacun, l’effet du geste pour rien.

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