LA TOMBE, LA MAISON

AVERTISSEMENT

Les descriptions des pratiques de certains peuples ci-après peuvent apparaître comme schématiques et ne prétendent pas être exhaustives.

La dénomination des tombeaux selon les civilisations et les époques revêt très souvent un vocabulaire relevant de la maison. Ainsi, pour les Égyptiens, les tombes sont des « habitations éternelles » ou encore des « demeures d’éternité ».

Les israélites parlent de « maisons de vie ».

Les Assyro-Babyloniens quant à eux évoquent des « maisons des ténèbres » ou « maisons de poussière ». La sépulture est une véritable maison où le défunt est censé continuer à vivre ; il s’agit d’une maison — prison pour faire disparaître le mort et empêcher son retour. La stèle n’est que la partie émergée de ce qui se poursuit sous terre.

Dés que l’on pense sérieusement à l’acte d’habiter, dit Pierre Sansot (philosophe, sociologue, écrivain français 1928-2005), il est question de la mort. Omniprésence de cette fin dernière qui produit ce surplus d’agitations et de décorations : il faut que le tombeau soit agréable, trait d’union avec les vivants.

En Mésopotamie il y a 7000 ans, le tombeau est l’envers d’une maison. Pour les Égyptiens, c’est le contraire, le tombeau est l’endroit et la maison, l’envers.

Les grandes sépultures royales égyptiennes comprennent une salle de réception du « double » avec des offrandes pour les repas funéraires.

De là partent des couloirs, certains sont en impasse, pour déjouer les voleurs. Les autres couloirs forment une succession de pièces avant d’accéder finalement au caveau de la momie. À l’entrée des couloirs se trouve une stèle faisant porte avec le nom du défunt inscrit. Dans divers lieux du tombeau, des statues représentent la mort.

Puis en abondance sont placées des figurines de 20/30cm de haut toujours à l’image du défunt, dans des attitudes familières diverses pour attirer et piéger le « double ». Meubles, parures, ustensiles de toilette, tables avec des comestibles sont là non pas pour orner, mais pour attirer le « double ». Sur les murs, des peintures où figurent des scènes de la vie du mort, ses exploits et la vie familière : moisson, vendange, pêche à la ligne, vie conjugale. Les sarcophages ont un couvercle en forme de toit triangulaire.

Les hommes préhistoriques croyaient communiquer avec l’au-delà. Ils communiquaient avec la postérité. Le caveau familial n’est-il pas une réplique de la caverne primitive ?

En Chine à l’époque chalcolithique (3400 av. J.-C.), les urnes funéraires sont en forme d’habitation ; elles forment un édifice de quatre pilotis avec deux pignons très hauts, trois fenêtres à la partie supérieure et un toit arrondi. Sur les décorations des bronzes rituels Chia et Chüoch, l’esprit des ancêtres habite une petite maison, parfois carrée, parfois circulaire dont la forme rappelle la tente ou la cabane de roseaux.

Les tombeaux lyciens, en Turquie, sont sculptés dans la pierre à flanc de falaise, en imitant le bois.

Chez les Romains, des mausolées funéraires sont en forme de tour sur une base carrée ; ils sont hauts de plusieurs étages comme le mausolée des Jules à St Rémy de Provence.

Pour les chefs gaulois, des énormes tumuli de 65 m de diamètre sont édifiés avec dedans au centre une véritable maison de 30/40 m2 ; les premiers tombeaux sont comme des tumuli similaires aux pyramides.

Les tombes bogomiles yougoslaves — communauté hérétique manichéenne XIe au XVe — ont une forme de maison ; il en existe encore 40 à 50000 en Bosnie Herzégovine. À Madagascar, les Kiboris construisent pendant toute leur vie la maison de leur mort en maçonnerie.

Diodore de Sicile (historien et chroniqueur grec du 1er siècle av. J.-C.), qualifie la maison des vivants d’« hôtel de passage ».

Dans certaines civilisations, il y a identification entre la maison des vivants et celle des morts ; le mort n’est pas expulsé de la maison où il avait vécu. Les anciens Grecs et Romains enterraient leurs morts sous les dalles de leurs maisons ; ce fut interdit ensuite pour raison d’hygiène. Enterrer le mort dans sa maison ou en conserver une partie, c’était une pratique répandue dans beaucoup de civilisations primitives.

Les morts sont enterrés dans et autour des églises pendant 1000 ans en Occident chrétien. L’église constitue alors une sorte de maison commune, de grande case des ancêtres.

Depuis le XIXe les maisons des morts riches sont d’ailleurs construites par des architectes comme les maisons des vivants. Au Père-Lachaise, on trouve des réalisations par les architectes Labrouste, Baltard (tombeau d’Ingres), Visconti ou encore Viollet-le-Duc.

Il s’agit alors d’un mélange d’idéologie bourgeoise de la propriété, de la maison individuelle et du désir de paraître.

Au XXe le mausolée est devenu véritable villa ou luxueux bungalow aux « formes design ». Fenêtres panoramiques avec stores à lames. Parfois entourés de gazons et arbres ; d’autres comportent un petit jardin frontal avec muret et grilles tout autour, venant redoubler la fermeture. À Madrid, il existe un mausolée en inox avec des baies vitrées coulissantes, le tout est supporté par un seul pilier d’acier à 2 m du sol. Le tombeau moderne mime la maison des vivants. En Italie, quand le terrain présente une déclivité, les mausolées sont bâtis avec rez-de-chaussée et étage, l’ensemble étant découpé en copropriété.

Jean-Didier Urbain (sociologue, spécialiste du tourisme. À l’interface de la sociologie, de l’ethnologie et de l’histoire, ses travaux tentent d’analyser et de cerner la personnalité du touriste, mais également ses besoins et ses demandes contemporaines. Ses premiers travaux ont porté sur les cimetières et la société de conservation.), évoque un « simulacre d’habitation » lorsqu’il évoque le nettoyage fréquent et méticuleux de la tombe, les visiteurs qui frottent les vitres, dépoussièrent, balaient, changent les fleurs, les rideaux avec, parfois, le bruit d’un aspirateur. Tous les soins doivent aller à la dernière demeure. Comme le pavillonnaire, le « concessionnaire » aime les clôtures : grille, muret. Il s’efforce aussi de se placer en bordure d’allée comme si les tombes par-derrière avaient de moins belles vues.

Au pouvoir économique du propriétaire s’ajoute la volonté ou non de paraître. Il existe des ex-vivants riches enterrés humblement, avec même parfois une certaine ostentation dans le dénuement et des ex — vivants pauvres qui se singularisent par un paraître post-mortem, sorte d’affabulation vengeresse. Au Père-Lachaise, il existe une colonne d’une vingtaine de mètres, plantée sur la tombe de Félix de Beaujour inconnu par ailleurs et qui a réussi à faire parler de lui depuis plus d’un siècle.

« J’ai moi-même dans ce cimetière, ma tombe, qui est une des plus jolies de l’endroit, et je viens la regarder, de temps en temps, comme un futur locataire vient contempler la façade du logement qu’il a choisi…

– Oh ! ami, comparer une tombe à un appartement !

– C’est une comparaison qui n’a rien d’insensé ! J’ai, de mon futur habitacle, une vue magnifique sur l’éternité ! L’appartement ne sera pas splendidement meublé, j’en suis certain, et je crains même un peu qu’il n’y fasse frais, mais le propriétaire ne m’augmentera jamais, et je n’y aurai que des voisins tranquilles qui ne troubleront pas mon sommeil. »

HAMEL Maurice, Un vivant chez les morts. Figuière, 1936 (un roman bien oublié, l’action se déroule entièrement dans un cimetière…)

LES CIMETIÈRES

Au début de la République romaine, les pauvres et les esclaves étaient inhumés pêle-mêle dans des fosses communes. Les riches et ceux qui pouvaient s’offrir le prix des trois stères de bois nécessaires pour incinérer un corps pratiquaient la crémation. Puis sous l’Empire, les riches reprennent goût à l’inhumation d’où l’art du sarcophage.

La coutume romaine d’enterrer au bord des chemins subsistera en Occident jusqu’au VIIIe siècle.

Sous influence chrétienne la crémation est interdite ; du IVe au Ve siècle se déroule une période de transition entre l’urne et le cercueil. Ensuite toutes les sépultures sont à inhumation. La terre est considérée comme « utérus universel ».

Le monument apparaît comme une incontestable conquête démocratique. Du monument pour le roi au monument pour tous, l’évolution de l’emplacement funéraire correspond aux autres phénomènes de masse. Le droit au caveau funéraire est parallèle au droit au logement. Le cimetière-musée citadin s’édifie alors que s’élabore la revendication du droit à la ville.

Regardons cette conquête de l’individualité, puis de l’individualisme, par le biais de la tombe, du Moyen Âge à nos jours. D’abord l’abandon à la terre des premiers temps du christianisme. Seul le martyr, le saint, reçoit un tombeau. Autour de lui, la communauté de corps, anonyme. Puis apparaît la tombe plate (la dalle) qui n’a pas d’antécédent dans l’Antiquité où un monument, ne serait-ce qu’une stèle discrète, s’élevait toujours au-dessus du sol pour marquer la tombe. La tombe plate, création médiévale, est une sorte de compromis entre l’abandon à la terre et le timide désir d’affirmer son identité. La tombe plate répond aussi à l’idéologie de l’humilité qui correspond aux premiers âges du christianisme.

Intégrée au sol, la tombe plate est volontairement foulée aux pieds. Mieux, elle est toujours située sur des lieux de passage : terre-plein devant l’église, porche, nef. À la fin du XVe siècle, les pavages des églises ne se composaient plus, d’ailleurs, que de dalles tombales juxtaposées.

Les tombes sortent des églises et vont dans les cimetières à partir du XVe. Certaines reprennent en miniature l’église dont elles ont été privées. Au XIXe, dans des cimetières-musées comme celui du Père-Lachaise à Paris, les tombes imitent des édifices religieux (églises, chapelles). Puis peu à peu, le cimetière se laïcise pour présenter de nouveau des répliques de maisons.

Il existe des cimetières-immeubles (avec un ou plusieurs étages).

Ainsi est bâti à Florence le Cimetero del Pino ou encore à Naples, un immeuble de 3 niveaux. À Marseille, un HLM des morts de 7 étages offre 6000 places. À Nice, des murets de béton enserrant toute une colline offrent 10 000 places. Il existe aussi des cimetières tours avec ascenseurs. En 1966, l’architecte italien Nanda Vigo propose un cimetière de 2 tours de 25 m de haut, avec chacune 20 étages pour une contenance totale de 15000 personnes. À Rio de Janeiro, l’architecte Antonio Antunès conçoit une tour de 12 étages, la « cathédrale du silence » dimensionnée pour 24 000 morts.

Toute ville moderne suppose un cimetière, tout cimetière ancien indique une ville disparue. La nécropole est l’envers de la métropole. L’envers ou l’endroit. Le cimetière est le double idéalisé de la ville, mais c’est aussi une reproduction parfaite de l’ordre socio-économique des vivants.

Dans les cimetières marins comme à Sète ou Menton, on observe une curieuse inversion d’emplacement. En général, les morts sont « à la cave » (hypogée), dans les cimetières marins ils sont au « grenier ». Les tombes, haut perchées, font une couronne mortuaire à la ville.

Jean Cayrol (romancier, essayiste et éditeur français 1911-2005), parle de « parkings de la mort » pour les nouveaux cimetières où les morts sont au garde-à-vous, en bataillons serrés.

 

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