Ces propositions ont été envoyées à l’administration de Grand-Duché de Saxe-Weimar en vue de fonder un établissement d’enseignement supérieur qui puisse succéder à l’École des Métiers d’Arts, fondée par Henry van de Velde et fermée suite à sa démission en 1915.

Janvier 1916

Alors que, dans l’ancien temps, l’ensemble des produits humains étaient réalisés manuellement, seule une petite partie d’entre eux, de moins en moins importante, l’est aujourd’hui sans l’aide de la machine. En effet, la tendance naturelle à l’augmentation de la productivité du travail par la mécanisation croit sans cesse. L’artiste, à qui revient la charge de créer et de développer la forme, n’a d’autre ressource pour combattre la menace d’uniformité qui résulte de cette tendance que d’assimiler intelligemment le moyen le plus puissant de la création moderne, la machine sous toutes ses formes, de l’outil le plus simple à l’ensemble le plus complexe. Il le mettra ainsi à son service au lieu de s’en détourner au mépris du cours naturel des choses. Ce point de vue conduira nécessairement à une collaboration étroite entre le marchand et le technicien d’une part, l’artiste d’autre part.

Dans le domaine commercial et industriel, un désir de beauté formelle s’est incontestablement fait jour, qui s’ajoute aux exigences antérieures de perfection technique et économique. Visiblement, la croissance de la production est insuffisante pour sortir vainqueur de la concurrence mondiale. L’objet, dont la qualité technique est partout équivalente, doit être imprégné d’une idée élevée, mis en forme, pour que la préférence lui soit accordée parmi tous ceux qui remplissent le même usage. Par leur nature même, l’artisanat et la petite industrie n’ont pas entièrement perdu contact avec l’art ; mais ne stimuler que leur développement artistique ne suffit pas à répondre aux exigences modernes.

Toute l’industrie se trouve aujourd’hui devant l’obligation de se confronter sérieusement aux questions artistiques. Le fabricant doit être attentif à éviter que ses marchandises soient des succédanés et à leur conférer les propriétés nobles des objets artisanaux en plus des avantages de la production mécanique. Alors seulement, la pensée qui guide l’industrie — remplacer l’artisanat par le travail mécanique s’accomplira complètement.

En effet, l’artisan réunissait anciennement en une seule personne trois activités différentes, celles du technicien, du commerçant et de l’artiste. Aussi longtemps que la collaboration de l’artiste avec l’industrie ne fut pas jugée indispensable, le produit de la machine ne devait demeurer qu’un substitut dévalué de l’objet artisanal.

Petit à petit, cependant, on reconnaît dans les groupements commerciaux les valeurs nouvelles que le travail spirituel de l’artiste apporte a l’industrie et à prendre conseil auprès de l’artiste des l’invention de la forme a reproduire.

Il en découle la formation d’une communauté entre l’artiste, le commerçant, le technicien, qui répond à l’esprit du temps et sera peut-être en mesure de remplacer durablement le vieux travail individuel qui disparaît. Car l’artiste a le pouvoir d’insuffler une âme au produit mort de la machine : sa force créatrice demeure en lui comme un ferment de vie. Sa collaboration n’est pas un luxe, par un aimable supplément, elle doit absolument s’intégrer au mode de production industriel moderne. (…)

Il ne suffit pas d’embaucher des dessinateurs de modèles qui, sept à huit heures par jour, pour un modeste salaire mensuel, isolément et généralement sans formation suffisante, produiraient « de l’art », de multiplier à des milliers d’exemplaires leurs projets plus ou moins dépourvus d’esprit et de les répandre par le monde. Ce n’est pas aussi facilement que l’on parvient à la maturité artistique. De même que l’invention technique et la direction commerciale requièrent des esprits indépendants, l’invention de formes correspondant à la sensibilité moderne suppose une forte capacité créatrice, une personnalité artistique.

Seules les idées les meilleures, les mieux élaborées sont suffisamment valables pour être multipliées par l’industrie afin de répondre aux besoins du grand nombre et pas seulement d’un individu. Hélas, tant que ceci ne sera pas largement reconnu, la majorité des fabricants se montrera hésitante et rétive à l’égard des artistes indépendants. Un établissement d’enseignement de l’État, servant de conseiller artistique et placé sous la direction d’un artiste renommé doté d’une expérience technique, obtiendrait plus facilement la confiance de ces fabricants, a fortiori si leur avis compétent est requis dès la création de l’établissement et si l’on rencontre d’emblée leurs souhaits.

L’accord des gens de métier et des industriels, en premier lieu leur acceptation d’y envoyer des élèves est une condition préalable à la création de l’école envisagée. (…)

Son organisation interne est conçue de la manière suivante : les maîtres-artisans et les fabricants accordent le plus grand soin au choix des élèves en fonction de leur formation antérieure et de leur capacité naturelle. On obtiendra d’autant plus vite des résultats tangibles.

L’élève doit apporter la preuve qu’il a appris un métier manuel ou exercé pendant un certain temps comme dessinateur dans une entreprise. Il apporte de l’atelier la matière de son travail scolaire. Celui-ci répond en même temps à un besoin précis et actuel de son employeur, qu’il s’agisse de l’étude d’un produit nouveau ou de l’amélioration de la production existante. Dans l’atelier de l’école, l’élève met alors au point, sous la conduite du maître, la forme de l’objet jusque dans le détail et, selon les nécessités, retourne dans l’atelier de son employeur pour le réaliser.

De leur côté, les professeurs se rendent dans les ateliers et fabriques, suivent attentivement l’exécution du projet et se renseignent ainsi sur les particularités et possibilités de développement des branches concernées, sur leurs outils, leurs machines et leurs matières premières. Ils stimulent les recherches techniques et restent en permanence en étroite collaboration avec le chef d’entreprise. (..)

L’enseignement de la forme organique remplace ainsi la manière répréhensible dont on couvre d’ornements étrangers les formes habituelles des produits artisanaux et industriels.

Tout emprunt factice au style rococo ou renaissance ne correspond plus à la rigueur sévère de la technique et de l’économie modernes, a l’emploi judicieux du matériau, des moyens financiers, de la main-d’œuvre ou du temps. Ces formes, nobles en elles-mêmes, appliquées sans discernement tournent au discours sentimental. L’époque nouvelle exige son propre langage.

La forme exacte, dépouillée de tout superflu, le contraste et l’unité de la forme et de la couleur deviennent les principaux moyens d’expression de l’artiste moderne au service de la production (Werk-Künstler). Ils correspondent au dynamisme et au souci d’économie de la vie moderne.

Le professeur visera dès le début à doter les étudiants d’une claire conscience artistique, ce grain qui ne pourra que germer et mûrir en eux. Il faut qu’il les persuade que seule la capacité de donner une forme adéquate aux conditions de vie qui changent ou qui se renouvellent complètement permet de juger du travail d’un artiste… sans qu’il soit nécessaire de déprécier l’héritage artistique du passé par une arrogance injustifiée.

Une école dirigée de cette façon serait un véritable appui pour les métiers et l’industrie et enrichirait davantage l’art appliqué que ne le ferait la production de quelques pièces uniques et exemplaires — qui conserveraient évidemment toujours leur valeur.

En son sein, pourrait renaître une communauté de travail, heureuse, aussi exemplaire que celle des loges médiévales qui réunissaient les artistes de toute espèce : architectes, sculpteurs, artisans divers. Ils étaient habités d’une idée commune qu’ils respectaient et dont ils comprenaient le sens. De ce fait, leur contribution s’insérait modestement dans le travail commun.

La revitalisation de cette manière de travailler adaptée au monde actuel, renforcera son unité d’expression qui se transformera enfin en un style nouveau.

Walter Gropius

Architecte

Janvier 1916, au front

Extrait de : K-H. Hüter, Das Bauhaus in Weimar; Akademie-Verlag, Berlin, 1976.

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