Notes de voyage

Sur les cuisines

Quand je vais chez des gens qui organisent ce qu’on appelle une « soirée », avec des dames et des messieurs très importants, ou moins importants, ou même, pas importants du tout (agités des deux sexes par exemple), tôt ou tard je me faufile dans la salle de bains ou les toilettes, parce qu’en ces lieux j’apprends toujours quelque chose sur les maîtres de maison, quelque chose qui, jusque-là, m’avait peut-être échappé. Mis à part la décoration générale (carrelage, carreaux de faïence, peintures aux murs, robinetteries en or avec dauphins comme à Pompéi ou robinetteries communes simplement chromées) et les accessoires courants (serviettes, tapis de bains, rideaux, glaces et miroirs à main, corbeilles pour kleenex usagés, etc.), autrement dit, mis à part toutes les marques et tous les repères, certes importants pour se faire une idée de la situation, je me concentre surtout sur les brosses à dents, les tubes de dentifrice, les savonnettes et les flacons en tout genre. J’ai trouvé des salles de bains dans lesquelles il y avait vingt ou trente vieilles brosses à dents conservées de génération en génération, toutes cassées, fichues, grises de poussière (il est difficile de dépoussiérer une brosse à dents), comme si les maîtres des lieux vivaient en permanence dans la terreur de rester sans brosse à dents ou, au contraire, comme s’ils n’avaient pas le cœur de licencier cette servante devenue pour ainsi dire un membre de la famille. Cette manie, de garder des choses bonnes à jeter, touche aussi très souvent les tubes de dentifrice, qui traînent vides ou à demi vides, pressés, brutalisés, tordus et, dans une moindre mesure, les savonnettes dont on conserve des lames minces, dures et sèches, à cause peut-être de leurs jolies couleurs. Si en plus la famille comprend, comme c’est souvent le cas, des dames et des demoiselles, alors la quantité de flacons et de fioles de toutes formes qui sont conservés, remplis de liquides multicolores plus ou moins épais, et entassés sur la moindre étagère ou le plus petit rayonnage disponible, ne se comptent plus puisque, ainsi que chacun le sait, la recherche de la beauté n’a pas de limites. Les industriels, les chimistes, les psychologues, les publicitaires, les graphistes, et les designers, les commerçants enfin, ont trouvé là leur jardin de Paradis. Or on peut apprendre quantité de choses intéressantes, rien qu’en se penchant sur la marque des flacons, sur les liquides utilisés, sur les crèmes, les pommades, etc. Parfois, mais de manière tout à fait exceptionnelle, et plutôt lors de soirées dans des appartements de banlieue, j’ai trouvé le pyjama de la dame accroché à la porte (quand ce n’était pas la chemise de nuit), ou le pyjama du monsieur. Pourtant, je n’observe pas les salles de bains avec un œil d’anthropologue ; je regarde en vitesse, plus ou moins superficiellement ; et je le fais parce qu’on cherche parfois ce que l’existence peut avoir de comique, ou alors parce qu’on a envie de se raconter une petite histoire. J’imagine donc le maître et la maîtresse de maison au saut du lit, à moitié endormis et à demi vêtus, elle en culotte, lui avec la chemise sur les genoux et la cravate dénouée, se brossant les dents ou se parlant « en attendant Godot », elle, avec ses petits flacons, penchée sur le miroir pour y scruter l’avenir, et lui, sans flacons, mais scrutant également son avenir dans ce visage tartiné de mousse à raser que lui renvoie la glace de la salle de bains… Avec les cuisines, c’est une autre histoire, une tout autre histoire. Quand je suis invité à dîner chez des amis ou chez des gens, ou même quand je vais au restaurant, dès que possible, si c’est possible et si je le peux, je vais jeter un coup d’œil dans la cuisine. Je n’y vais pas à la recherche de petites histoires ou de visions un peu comiques ou un peu tristes (car si les salles de bains des maisons sont toujours un peu comiques, elles sont toujours aussi un peu tristes avec le cabinet et le bidet dans un coin), non, je me faufile jusqu’aux cuisines parce que je les associe à ces couloirs et autres lieux qui sont situés derrière la scène, ces lieux où l’on prépare — dans le calme, la peur, la joie, la satisfaction, le suspense, c’est selon — le spectacle. Un spectacle qui doit toujours être merveilleux, un spectacle qui doit toujours réparer un petit bout de la vie — ou même, qui sait, toute la vie —, un spectacle avec de belles lumières, de belles paroles, de belles chansons, de beaux gestes et une étrange magie qui se répand dans l’air lointain, abstrait et poudreux de ce cube vide qu’est la scène. Pour moi, la cuisine, c’est ce lieu un peu mystérieux où se prépare en fait une sorte de représentation sacrée, un rituel qui se renouvelle chaque jour, et dont l’objet est tout à la fois la poursuite de l’existence et sa consommation, la continuelle renaissance de l’existence et, en même temps, la confirmation chaque jour réitérée de sa précarité, de sa fugacité. Je veux dire que, s’asseoir à table pour manger, ou même simplement se mettre à manger, « pouvoir manger », assis par terre peu importe, ou sur un banc dans une gare, ou dans sa voiture au bord de l’autoroute avec un plateau-repas qu’on a reçu par la vitre ouverte, « pouvoir manger » donc, même dans les circonstances les plus idiotes qui soient, est toujours une sorte de miracle ; c’est toujours un événement qui nous implique tout entier, nous et nos histoires et les histoires des gens qui nous entourent, abandonnés à notre fragilité solitaire et à notre fragilité sur cette planète, abandonnés parmi les autres animaux dans le ciel, sur la terre et sous l’eau, parmi l’herbe, les feuilles, le vert, les champignons, les lichens et les mousses, parmi les duretés et les mollesses, les chairs, les intestins, les muqueuses, la gélatine, le sang, les sels et les sucres, les drogues, les saveurs, les odeurs, les parfums, l’acidité… Et il me semble toujours que la cuisine est le lieu où cette gigantesque Encyclopédie de substances, d’états planétaires, se rassemble, s’associe, s’organise, se distribue, se dose, prend forme, acquiert un sens familier et se transforme enfin en quelque chose dont on peut alors se servir, pour concevoir ce rituel quotidien qu’est le fait de manger. Donc, dès que j’en ai la possibilité, je fais un tour dans la cuisine pour voir ce qui s’y passe, découvrir le secret du spectacle qu’on nous prépare ; et, pour moi, c’est comme aller voir un peintre dans son atelier, lire sa biographie, examiner ses esquisses, me plonger dans ses notes pour comprendre — comme on dit — son art. Je crois en effet que, dès qu’on peut, on jette un coup d’œil dans ces zones où la vie, les événements, commencent à devenir inexplicables, et ce pour comprendre où et comment se décident les frontières de la sacralité, ces frontières avec lesquelles on essaie toujours, d’une manière ou d’une autre, d’endiguer l’invasion insupportable du mystère. Or, les dernières heures de sa vie, c’est à table que le Christ les a passées, avec ses amis et disciples. Il ne les a pas passées à danser une dernière fois, chanter une dernière fois, il n’en a pas non plus profité pour s’isoler une dernière fois, pour tenir une dernière assemblée, non, il les a consacrées à un dernier repas, offrant à ses amis le pain et le vin, autrement dit, sa chair et son sang. Avec ce pain et ce vin, ses amis étaient censés commencer à vivre, tandis que Lui, offrant sa chair et son sang, avait déjà consommé sa vie et commencé à mourir. Ainsi, le Christ a défini les limites de la sacralité. On ignore dans quel four ce pain avait été cuit et par qui on ignore aussi qui avait fait ce vin et où ; et on n’en sait pas plus sur l’auberge où la Cène a eu lieu : le spectacle était trop tendu, la sacralité trop pesante. Bouddha aussi, quelques siècles auparavant, était mort en mangeant. On raconte qu’il est mort d’avoir mangé trop de viande de porc, au cours d’un repas chez une prostituée. Ce repas devait être très beau, et très belle — j’imagine — la prostituée ; la viande était certainement succulente, l’éclairage adapté, et l’air chargé d’encens ; alors l’ancien prince, le vieux Bouddha ennemi des désirs, a été si bouleversé par la vie que, brusquement, il s’est senti à l’intérieur de la mort, il n’y avait pas d’autres solutions. Là aussi, on ignore le nom de l’hôte, la composition du menu, et on en sait encore moins sur le cuisinier et la cuisine. Le spectacle était trop intense, les murs enfermant la sacralité de l’événement, trop hauts. Gandhi se servait de la nourriture pour troubler les Anglais. Il avait fait une arme de la grève de la faim, arme avec laquelle il terrifiait les Anglais ; il leur donnait à voir la mort tout en os, du crâne aux petits os des pieds. Manger dessinait la vie, ne pas manger dessinait la mort…

À Bali, autrefois, lorsqu’un roi avait perdu sa tante, il organisait chez lui un grand banquet pour célébrer les secondes funérailles de la disparue, funérailles auxquelles on procédait quelques mois après avoir incinéré le corps lors d’une première cérémonie funéraire grandiose, et qui avaient pour but de brûler également et définitivement le « corps des pensées et des sentiments ». Les belles princesses à l’ossature si fine, les belles princesses en âge de se marier étaient présentes, le ventre ceint d’une large bande d’étoffe, leurs petits seins tout neufs cachés sous leur robe, leurs cheveux comme de grands coussins de soie noire, de rondes et ténébreuses montagnes envahies par des forêts de gardénias. Il y avait aussi un prêtre vêtu de blanc ; assis par terre, recroquevillé, dans une cour minuscule toute verte de mousse, et entouré de petits vases en bronze pleins d’eau pure, entouré aussi d’eau ruisselante et de pétales de fleurs rouges, jaunes et orangées, il récitait à mi-voix des prières pour lui-même et, de loin en loin, il agitait une clochette très délicate afin, peut-être, de demander aux esprits qui séjournent dans les cieux d’accueillir parmi eux celui de la tante décédée. Puis il y avait le grand banquet où on servait des coupelles de riz sacré posées sur de grandes feuilles et du poulet, des petits foies de poulet et des petits légumes charmants, ainsi que de l’eau. Personne ne parlait. C’était un grand banquet de gens très bien, une cérémonie ambiguë, une belle cérémonie pleine de saveurs, de parfums et de couleurs, mais la mort était au nombre des invités. La musique céleste du gamelan s’évanouissait dans l’air, parmi les chevelures de la forêt de bambous. Quand ma mère, qui était autrichienne, est morte dans le lit austère de sa chambre blanche si bien rangée avec ses géraniums à la fenêtre, nous aussi, les parents, nous avons fait un grand festin, après l’avoir mise doucement en terre. Ce fut un grand banquet, un fabuleux banquet plein de tumulte, chez l’un de ses petits-enfants. Il y avait les mères de famille plus ou moins jeunes avec leurs beaux seins gonflés, les enfants, les jeunes filles radieuses dans leur virginité, et il y avait bien sûr les maris, forts et lourds. Il y avait aussi une ou deux personnes pâlotes et incertaines, quelque petit vieux, et trois ou quatre tantes, des vieilles filles, des catholiques ferventes, vierges probablement, qui se consacraient à cet érotisme qui consiste à préparer à manger pour les autres, donner à manger aux autres, et regarder ces autres manger ; ces tantes aux joues lisses et roses s’étaient dédiées corps et âme à ces techniques mystérieuses d’approche de la procréation, qui passent par la nourriture ; car, à la réflexion, elles avaient bel et bien substitué à cet amour charnel qu’elles n’avaient pas expérimenté par les voies normales, un autre coït parfumé, un coït qui emprunte les cellules érogènes de la langue et celles, non moins érogènes, du nez, qui traverse l’œsophage, atteint l’estomac et s’épuise, heureux, dans les méandres interminables de l’intestin. Durant ce fabuleux festin assourdissant, j’ai vu des gouttes de sueur rouler sur les joues rougies, j’ai surpris de profonds soupirs et entendu les « encore ! encore ! » ou bien les « non, assez, tu vas me faire mourir ! », j’ai entendu les orgasmes tonner et enfin la joie satisfaite se donner libre cours, mêlée à quelques vieilles chansons fredonnées, quelques rires, mêlée à la fumée des cigarettes, des cigares et des pipes. Oui, nous avons d’abord salué ma mère qui avait entrepris le grand voyage, et puis nous avons fait ce grand et merveilleux festin au cours duquel, et de toutes nos forces, nous avons étreint la vie. Cette fois-là, abîmé dans ma tristesse et distrait moi aussi par l’envie de m’enduire au-dedans comme au-dehors de protéines, de vitamines, de sucres, d’hydrates de carbone et de graisses, j’ai oublié d’aller faire un tour à la cuisine. Mais, comme toutes les tantes présentes et affairées étaient plus ou moins apparentées à la sœur de mon père ou à son mari — l’oncle Camillo —, je n’avais aucun mal à imaginer comment était la cuisine. Mon oncle Camillo vivait dans un village encaissé au beau milieu des Alpes ; il avait hérité d’une grande auberge avec chambres qui servait d’étape, autrefois, aux diligences allant de vallée en vallée ou venant d’autres villages. Non loin de l’auberge, il y avait naturellement les écuries et, sous l’auberge même, une énorme remise avec un vaste plafond voûté où l’on mettait les voitures : un garage, dirait-on aujourd’hui. C’est là que mon oncle tuait les cochons pour faire des jambons, des saucisses, des salamis et du boudin qu’il vendait aux voyageurs ; et c’était là aussi qu’il abattait les veaux et les vaches pour avoir de la viande, des tripes, du foie et d’autres abats pour son auberge. Quand j’étais enfant, dans les années 1922-23, les voitures à chevaux se faisaient déjà plus rares, on commençait à voir passer des automobiles. Quoi qu’il en soit l’auberge tenait bon, et mon oncle avait installé une petite pompe pour vendre de l’essence. Je ne me souviens pas vraiment comment marchait son affaire : mais je me rappelle les hurlements épouvantables des porcs qu’on allait tuer et dépecer, et je me souviens aussi de la manière dont on découpait les carcasses des vaches et des veaux ; je me rappelle les grands baquets pleins de sang et les grands tas puants des peaux encore fraîches, abandonnées dans l’obscurité au fond de la remise — et surtout, je me souviens de la cuisine. C’était une pièce énorme, carrée, avec un fourneau monumental qui évoquait un gigantesque autel noir ; d’un bout à l’autre de la journée, ce fourneau était encombré d’immenses casseroles en aluminium d’où s’échappaient, en permanence, des nuages blancs de vapeurs odorantes, des bruits d’eaux bouillonnantes, des frémissements de sauces mijotées ; et je me souviens de deux ou trois femmes, plus ou moins en noir, qui s’agitaient autour de cet autel avec, en main, des cuillères démesurées, de longues, très longues fourchettes et des couteaux terrifiants. De temps en temps, l’une ou l’autre soulevait le couvercle d’une marmite ou d’un poêlon pour y remuer quelque chose, ou bien armée de deux fourchettes, elle en tirait de gigantesques morceaux de viande bouillie, des têtes de veau entières, oreilles intactes et veux blanchis par la cuisson, ou alors d’énormes langues de bœuf pendantes ; et parfois elles y puisaient aussi, avec d’énormes louches, des soupes de légumes multicolores dont elles remplissaient des soupières de faïence blanche. Les hôtes, les amis ou les parents, les familles au grand complet avec enfants, même tout petits, mangeaient autour d’une immense et lourde table en bois, qui occupait le centre de la pièce. Cette table pouvait réunir jusqu’à quinze ou vingt personnes, et on pouvait y manger et y boire à n’importe quelle heure de la journée, de six heures du matin à dix heures du soir. En réalité, il y avait toujours quelqu’un d’attablé, quelqu’un en train de manger ou de siroter lentement, très lentement un verre de vin ; parfois, deux hommes, le chapeau sur la tête, occupaient un coin, ils jouaient aux cartes dans le silence vide de l’après-midi, et l’on aurait vraiment dit ceux de Cézanne. Les voyageurs ou les clients inconnus dont l’allure en imposait un peu disposaient d’une petite salle à part, froide et humide, mais avec nappes blanches. Il n’y avait pas de menu. Les hôtes se pressaient autour du fourneau-autel, et les femmes qui cuisinaient soulevaient les couvercles des casseroles, des faitouts, des marmites et des poêles. Dedans, il y avait de tout : soupes, minestrones, légumes, choucroute, haricots, pommes de terre, épinards, champignons, viandes, saucisses, goulasch, foies de volaille, ragoûts, escalopes, rôtis, polenta ; tout. Chaque convive pouvait se rendre compte personnellement de l’état des choses ; il pouvait entrer très loin dans les mécanismes du rituel : entendre •comme moi les plaintes horribles et perçantes du cochon ou voir la terreur dilater les yeux du veau, et voir aussi comment on découpait les carcasses et regarder s’écouler les rigoles rouges foncées sur lesquelles flottait l’épouvantable odeur douceâtre du sang. Il pouvait aussi contempler les montagnes de légumes coupés en morceaux — courgettes, carottes, aubergines, pommes de terre, betteraves, tomates, haricots, fenouils —, observer les monceaux de salades, et s’emplir les narines de l’odeur du thym, du basilic, de la marjolaine, du romarin, de la sauge, de la menthe et du cumin, ou humer celles du pain et du lait, des fromages et de la ricotta. En fait, tout le monde connaissait le rituel et tout le monde le pratiquait d’un bout à l’autre, expérimentant ses moments obscurs, ses zones hermétiques, ses techniques secrètes, ses processus accélérés, ses méthodes plus lentes, ses pauses et ses attentes, ses rythmes précis. Tout, absolument tout, avait lieu dans cette cuisine immense, ce lieu protégé, cette place aux rencontres, ce caravansérail, ce théâtre total où l’on finissait par interpréter, autour de la table, tous les personnages imaginables et toutes sortes d’histoires de vie et de mort : des histoires passées, des histoires actuelles, des histoires futures, survenant dans ces vallées obscures perdues dans d’obscures montagnes et aussi par-delà, dans le vaste monde. Il y avait des jours où, attablés devant ces plats fumants, ces viandes sacrifiées, ces lourdes sauces enivrantes et ces petits verres de vin toujours pleins, la conscience de l’existence, un patriotisme romantique et l’expérience métaphysique de la terre incertaine, des bois, des eaux, des pluies, des neiges, des champignons cachés, des cyclamens dans l’ombre, et les désirs réprimés, et la menace des guerres passées ou à venir, et l’évocation des mariages, des enfants à naître, et l’âge qui marque les mains, les cheveux, modifie la manière de se déplacer et jusqu’aux regards qu’on lance aux femmes, aux enfants, tout cela, et tout le reste mêlé, atteignait une telle intensité dans l’émotion générale, que le silence ou la parole n’y suffisait plus ; alors les chansons commençaient à emplir la cuisine, des chansons chantées gravement, les yeux dans le vague, pour dire encore ces histoires de tous les jours avec leurs trahisons, leurs amours, leurs maladies, leurs héroïsmes, et les fils morts à la guerre, et les filles enceintes, sans père pour le bébé, les « j’ai pas d’mari », et les fleurs poussées dans le sang, le stupre, les adieux avec le mouchoir, et les arrivées, les érotismes, les chemises ôtées, les lits de pétales de rose et les coussins pleins d’épines, les virginités supposées et les autres défendues, les crépuscules et les lunes, les aubes sur la mer. Telle était la cuisine de l’oncle Camillo : une scène bien proportionnée pour une grande représentation générale de la vie, et telles étaient aussi les plus anciennes cuisines que j’ai vues, avec une marmite noire au milieu, suspendue à un plafond noir de suie et troué en son centre par une ouverture, afin que la fumée, la vapeur, les saveurs, l’existence soient reliées au ciel où demeure le mystère, et peut-être aussi afin que ce mystère puisse descendre et pénétrer sous la voûte obscure de la cuisine-salle commune-maison. Puis, peu à peu, grâce au socialisme peut-être qui, apparemment, avait trouvé le moyen de « tout rationaliser », y compris la manière de préparer la polenta, ou alors à cause « du coût exorbitant des terrains », comme disent les capitalistes, ou alors du fait de l’ère des machines, de la civilisation industrielle en général et de toutes ces choses si importantes — à vous d’en décider — un beau jour, des gens ont inventé le concept d’Existenzminimum, et mis au point, dans le plus petit appartement du monde, la plus petite cuisine du monde calculée sur la longueur des bras et le nombre de pas nécessaires pour remplir la casserole d’eau, ouvrir le gaz, allumer le gaz, faire bouillir l’eau, prendre la boîte de légumes déshydratés, ouvrir la boîte, jeter les légumes déshydratés dans l’eau (préalablement salée), attendre « x » minutes comme c’est indiqué sur la boîte, transvaser la soupe, l’apporter à table (située au plus près), manger, débarrasser, mettre la vaisselle sale dans le lave-vaisselle, tourner un bouton, écouter le bruit de l’eau bouillante, sortir la vaisselle propre et la ranger.

Cette cuisine, la plus petite du monde, est si minuscule que, pratiquement, on peut y cuisiner, sans bouger, à toute vitesse et sans se fatiguer, une sorte de very, very fast food fait à la maison, un very fast TV-dinner par exemple, un repas si rapide qu’à la limite on ne le voit même pas passer ce qui, du reste, n’a pas tellement d’importance puisqu’on regarde la télé. L’idée, si chère à l’Amérique, selon laquelle « on ne doit pas voir la nourriture, on ne doit pas voir ce qu’on mange », vient sans doute de ces puritains purs et durs (qu’on trouve d’ailleurs dans le monde entier), quakers, calvinistes, shakers ou peut-être juifs puritains, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, en revanche, c’est que si tous ces gens avaient pu ou pouvaient éliminer n’importe quel plaisir, n’importe quelle jouissance dégoûtante, n’importe quel événement appétissant, heureux, superbe, de l’existence, ils l’auraient fait ou le feraient séance tenante ; il y en a même, parmi les amishs, qui refusent l’orgasme quand ils font l’amour, comme on dit. Quoi qu’il en soit, un beau jour quelqu’un a inventé le sandwich, autrement dit, enfermé le meilleur entre deux tranches blanches de pain sans sel, de sorte que ce meilleur ne se voit pas, et puis on a inventé aussi les hamburgers, dont la viande, hachée, sans sel, sans huile, sans beurre, doit être relevée avec du ketchup, des oignons ou du fromage, le tout dissimulé de toutes façons entre deux coussinets de pain. Seuls les Afro-Américains de la périphérie de Los Angeles, ces méridionaux voisins du Mexique, des types grands et beaux (peut-être corrompus par cette espèce d’héritage catholique qui sévit dans les Caraïbes) et qui possèdent ce qu’on appelle des « Fatburger », préparent des hamburgers bien gras, avec du ketchup bien rouge, de la moutarde bien jaune, et des oignons qui se débinent de partout, si bien qu’on en a plein les doigts, sinon plein la chemise. Pauvres de nous ! (Heureusement que ce système qui consiste à coincer l’objet du péché entre deux tranches de pain sacré, ils n’ont pas encore réussi à l’appliquer à la pizza. Pour l’heure, la pizza nous montre encore tout ce qu’elle a). En Amérique, dans les restaurants, on ne voit pas non plus ce qu’on mange. Les restaurants sont les plus sombres possible, comme ça on n’y voit absolument rien — un bloc de ténèbres gelées —, même si on met sur la table une petite bougie pour faire plaisir aux dames. Les bougies allumées, le rituel peut commencer : les femmes sont belles, leur peau blanche resplendit, la terre sacrée est délimitée, et la femme avec son homme, l’homme avec sa femme, peuvent plus ou moins imaginer où ils sont : mais de nourriture, point, la nourriture doit être bien cachée, niée. Je pense soudain qu’en Amérique aussi, la glace, les montagnes de glace, le congelé, le surgelé fumant ont été inventés pour dissimuler le péché (embarrasser le diable qui, n’est-ce pas, aime bien la chaleur), pour éliminer les saveurs, l’ineffable saveur liée aux sens, pour brûler la langue, la paralyser, et empêcher les parfums de se répandre dans l’air comme ils devraient : nuages d’encens dans des chambres indiennes dorées…. Bon, tout ça peut paraître fort éloigné de cette histoire d’Existenzminimum, cette histoire de cuisine minuscule, et pourtant il existe peut-être un lien, parce qu’enlever à la nourriture son aspect de péché, cacher « sa désastreuse beauté », implique aussi qu’on cache la cuisine, qu’on se l’ôte de l’esprit, qu’on situe ailleurs le grand rite qui commence avec elle. Peut-être qu’on s’invente alors d’autres rites. Peut-être qu’on observe d’autres rituels en transformant ainsi la cuisine en un lieu de production pur et simple, une petite usine, la plus petite usine du monde, la plus petite usine miniature, toute mignonne et bien organisée, une mini-métaphore de la mise en œuvre, à grande échelle, des logiques rationnelles. Dans la plus petite usine du monde, toute propre et jolie, toute blanche aussi, avec ses belles portes en contreplaqué plastifié qui ne laissent rien voir, et tous ces appareils ménagers bien alignés et impeccablement émaillés ou chromés, on range rationnellement les fournitures, les matières premières, au nombre desquelles, bien sûr les pré-cuisinés, les pré-cuits, les surgelés, les lyophilisés, le tout bien empilé et méthodiquement rangé auprès des boîtes en métal, des boîtes en carton, des bouteilles, des petits pots, de tous ces emballages sous vide, et non loin des assiettes en plastique, des verres en plastique, des sachets, de l’eau minérale, du lait en boîte de carton, des viandes bien au carré, des morceaux de poulet bien blancs et bien plats, des légumes pré-coupés, pré-lavés, des petits pois tous calibrés, des filets de sole déjà frits, des moules déjà en soupe, et puis des moutardes, des mayonnaises, des foies gras, des fromages sous aluminium ou sous pellicule de bois, du vinaigre, de l’huile, du beurre, des aromates en poudre, des haricots dans leur jus, des épis de maïs pré-cuits, des artichauts sans foin…. car tout est déjà prêt, impeccable, et résolu le problème des ordures, on n’a plus rien à faire, on ouvre simplement une boîte ou bien on secoue une petite bouteille, on verse des trucs en poudre ; et surtout on ne touche plus à rien avec ses mains, ce qui est tout à fait hygiénique, et puis il n’y a plus d’odeurs non plus, parce que les gouttes de graisse parfumées et odorantes, on les a congelées, dégraissées, purifiées.

En fait, tout a été purifié y compris la nourriture, si bien qu’il ne reste plus que les boîtes en fer, les emballages carton, les récipients, les bouteilles, les flacons, et leurs étiquettes brillantes, et leurs emballages en papier, étain, carton, soie ou cellophane, et leurs photographies en couleur qui vous présentent le produit, de très belles photographies dans des lumières appropriées, des lumières d’aurores printanières, des lumières qui font scintiller les gouttes de rosée sur les prunes, les pêches, le raisin, et d’autres lumières spéciales qui rendent la viande plus rouge, les choux plus verts, les olives plus grasses, les haricots plus luisants, parfaits. Les emballages, les conditionnements, les boîtes en carton ou les boîtes en métal sont des objets si beaux qu’ils en deviennent jouissifs ; comme dans les boutiques suisses qui vendent des cigarettes et du chocolat ; leurs légendes sont conçues par des « graphistes » qui savent tout de l’art de la lettre ; les couleurs de leurs illustrations sont exceptionnelles, parfois mêmes phosphorescentes, parfois même imprimées à Singapour sur des rotatives gigantesques qui vous en sortent un nombre incroyable à l’heure, toutes impeccables. Dans la plus petite cuisine du monde, comme s’il s’agissait du plus petit supermarché du monde, tout est minutieusement rangé selon des codes bien pensés…

Et sans qu’on ait à se donner du mal, sans qu’on ait trente-six mille voyages à faire, sans qu’on ait trop à se décarcasser ou même pas du tout, tout un univers merveilleux entre furtivement dans la plus petite cuisine du monde, un univers qui ne connaît ni la pauvreté, ni l’angoisse, ni l’erreur, ni la maladie, ni les déformations, ni le désordre, un univers de salades sans une feuille pourrie, un univers de pommes sans ver, un univers d’oranges toutes identiques, belles, rondes, orange pâle, luisantes au-dehors comme au-dedans sans une seule orange sanguine en contraste avec toutes les autres, un univers où les citrons ne sont pas taches et où il n’y a rien à jeter dans les artichauts, un univers ou tout est plus grand, plus juteux, plus sucre, plus equilibré, plus heureux, plus beau, plus coloré, comme sur un écran de télévision. Ou comme le sont les filles dans Vogue qui n’ont jamais leurs règles, jamais mal aux dents, et n’ont jamais été abandonnées par leur fiancé. Ou comme le sont les rêves de printemps ou alors cet Eden imaginaire peint par le Douanier Rousseau, avec de braves tigres qui posent pour le photographe et le « Green Mamba » dans son arbre qui cligne de l’œil. Dans la plus petite cuisine du monde, les rituels empruntent désormais des chemins de traverse, à l’écart du bruit assourdissant et de l’air vicié de la vie. Les nouveaux rituels glissent sur les photographies des étiquettes, glissent à toute allure sur le brillant du papier couché,. sur les gouttes de rosée, et ils censurent le malheur, censurent le doute, censurent l’ambiguïté, censurent la surprise, censurent l’incertitude. C’est pourquoi le monde sera toujours très beau et on sera très heureux. Et on voyagera en permanence sous une pluie d’étiquettes très belles, une pluie si lourde, si drue, qu’à travers toutes ces étiquettes on n’apercevra même plus ce qu’il y a derrière. Mais peut-être qu’après tout, ce qu’il y a derrière, on n’aura plus tellement envie de le découvrir, tant on sera content de ce qu’il y a ici. Les enterrements, par exemple, ne sont-ils pas déjà censurés ? Qui, désormais, voit un enterrement passer dans la rue ? La mort, on ne l’accepte plus que sous forme de massacre général, un massacre vite fait bien fait dans des forêts jamais vues, avec beaucoup de sang bien rouge, des bancs de brume autour et un petit effet spécial, comme ça on peut toujours se dire qu’on n’a rien à voir avec tout ça. En revanche, la mort lente, la mort opaque à l’hôpital avec des tubes dans le nez, cette mort-là, on l’a déjà censurée. La guerre aussi, on la censure maintenant : on ne voit plus que des soldats vêtus à la « Rambo », des soldats qui mangent et écoutent du rock à la radio en compagnie de jeunes femmes soldats. La censure grignote, grignote, et le mur des étiquettes ne cesse de grandir. Mais le dimanche, on fait un barbecue. Sur la pelouse devant la maison, comme au fin fond de la forêt vierge lors d’un voyage organisé, on voit soudain de la vraie fumée et on sent brusquement une véritable odeur de bifteck, une véritable odeur de véritable viande grillée. D’ordinaire, c’est l’homme, le mari, le fiancé, l’amant, qui ose. Il passe un tablier et il prend en main de la vraie viande de bœuf. Les cuisines d’autrefois, les rituels d’antan, affleurent parfois dans les mémoires, le dimanche. La pelouse, devant la maison, devient un théâtre d’où s’élève un parfum plus ou moins appétissant ; entourée d’arbres et de fleurs qui sont plus des bibelots que de la végétation, elle accueille parfois un petit chien charmant qui lui aussi est plus un bibelot qu’un « animal domestique », et elle s’orne peut-être d’une piscine bleue qui évoque moins un lac qu’une eau en boîte. Chaises orange de fast-foods, sièges empilables de self-service, cuisines lointaines, paysages en acier inoxydable, restaurants d’autoroute entre deux stations-services, cuisines exiguës dans les appartements, kitchenettes rustiques en bois massif, cuisines genre cow-boy avec la casserole accrochée au mur ou cuisines genre magasin de souvenirs, tels sont quelques-uns des décors dans lesquels s’accomplissent les nouveaux rituels… Mais n’est-on pas tous terriblement heureux, peut-être ? N’est-on pas tous inévitablement sur la voie du progrès ?

(In Terrazzo, n° 7, 1992)

Traduit de l’italien par Anne Guglielmetti.

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