Chère Eva, 

Cela va faire quasiment un mois que tu m’as écrit, et peut-être as-tu oublié quel était ton état d’esprit (quoique j’en doute). Tu ne changes pas et, fidèle à toi-même, tu ne le supportes pas. Non ! Apprends à dire au monde : « Va te faire foutre ! » une fois de temps en temps. Tu en as le droit. Cesse un peu de penser, de t’inquiéter, de te méfier, de douter, de t’effrayer, de peiner, d’espérer une issue facile, de lutter, de te cramponner, de t’embrouiller, de gratter, de griffer, de marmonner, de bafouiller, de grogner, de te rabaisser, de broncher, de marmotter, de grommeler, de miser, de culbuter, d’écumer, d’escalader, de trébucher, de tramer, de rouspéter, de pleurnicher, de te lamenter, d’affûter, de désosser, de déconner, de pinailler, de chicaner, de compisser, de trifouiller, de t’emmerder, de te leurrer, de moucharder, de cafarder, de poireauter, de tâtonner, d’abominer, de payer, de scruter, de percher, d’entacher, de trimer, de trimer encore et encore. Arrête — et contente-toi de FAIRE ! 

D’après ta description, et d’après ce que je sais de ton travail antérieur et de ta capacité ; ton travail semble très bon « Dessin-propre-clair mais dingue comme des machines, en plus grand et en plus vigoureux… véritable non-sens ». Ça m’a l’air bien, formidable — du véritable non-sens. Va plus loin. Encore plus de non-sens, encore plus de dinguerie, encore plus de machines, encore plus de seins, de pénis, de chattes, de ce que tu veux — fais foisonner tout ça avec le non-sens. Essaie de titiller cette chose en toi, ton « humour bizarre ». Tu appartiens à la part la plus secrète de toi-même. Ne te préoccupe pas de ce qui est cool, fais ce qui selon toi n’est pas cool. Fabrique ce qui t’est propre, ton propre monde. Si tu as peur, fais-le fonctionner pour toi — dessine & peins ta peur et ton anxiété. Et cesse de te préoccuper de ces choses grandes et profondes telles qu’« opter pour un but et une manière de vivre, l’approche cohérente d’une finalité même impossible ou d’une finalité même imaginaire ». Tu dois t’entraîner à être stupide, muette, étourdie, vide. Alors tu seras capable de FAIRE ! 

J’ai grande confiance en toi et bien que tu te tourmentes, ton travail est très bon. Essaie un peu de faire du MAUVAIS travail — le pire qui te vienne à l’esprit et vois ce qui se passe, mais surtout détends-toi et envoie tout au diable — tu n’es pas responsable du monde — tu es seulement responsable de ton œuvre — donc FAIS ÇA. Et ne pense pas que ton œuvre doive se conformer à une quelconque forme, idée ou saveur préconçue. Elle peut être tout ce que tu veux qu’elle soit. Mais si la vie était plus facile pour toi en arrêtant de travailler — eh bien arrête. Ne te punis pas. Je pense toutefois que c’est si profondément enraciné en toi qu’il devrait t’être plus facile de FAIRE ! 

Quelque part, malgré tout, il me semble que je comprends ton attitude, parce que je traverse parfois un processus similaire. Je suis pris dans une « Déchirante Réévaluation » de mon travail et je change tout autant que possible = je déteste tout ce que j’ai fait, et j’essaie de faire quelque chose d’entièrement différent et meilleur. Peut-être ce genre de processus m’est-il nécessaire, parce qu’il me pousse à avancer. Le sentiment que je peux faire mieux que la merde que j’ai faite. Peut-être as-tu besoin de ton déchirement pour accomplir ce que tu fais. Et peut-être que cela t’incite à mieux faire. Mais c’est très douloureux, je le sais. Ça irait mieux si tu avais assez confiance pour faire le boulot sans même y penser. Ne peux-tu laisser le « monde » et l’« ART » tranquilles et aussi cesser de flatter ton ego. Je sais que tu (comme n’importe qui) ne peux travailler que jusqu’à un certain point et que le reste du temps tu es livrée à tes pensées. Mais quand tu travailles ou avant de travailler tu dois vider ton esprit et te concentrer sur ce que tu fais. Après que tu as fait quelque chose, c’est fait et c’est comme ça. Au bout d’un moment, tu peux voir que des choses sont meilleures que d’autres, mais tu peux voir aussi dans quelle direction tu vas. Je suis sûr que tu sais tout cela. Tu dois aussi savoir que tu n’as pas à justifier ton travail — pas même à tes propres yeux. Bon, tu sais que j’admire grandement ton travail et que je ne comprends pas pourquoi il te tracasse autant. Mais tu peux voir ce qui va suivre et moi non. Tu dois aussi croire en ta capacité. Je crois que c’est le cas. Alors tente les choses les plus outrageantes que tu peux — choque-toi toi-même. Tu as en ton pouvoir la capacité de tout faire. 

J’aimerais voir ton travail, mais je me contenterai d’attendre août ou septembre. J’ai vu des photos de choses nouvelles de Tom chez Lucy. Elles sont impressionnantes — surtout celles qui ont la forme la plus rigoureuse : les plus simples. Je suppose qu’il en enverra d’autres plus tard. Dis-moi comment se déroulent les expositions et ce genre de choses. 

Mon travail a changé depuis que tu es partie et il est bien meilleur. Je ferai une exposition du 4 au 9 mai à la Daniels Gallery, 17 East 64th Street (là où était Emmerich), j’espère que tu pourras être là. Mon affection à tous les deux, 

Sol 

Source : Lettre de Sol LeWitt à Eva Hesse datée du 14 avril 1965, Sot LeWitt, cat. exp., éditions du Centre Pompidou-Metz, 2012.

Première publication en anglais in Lucy R. Lippard, Eva Hesse, cat. exp., New York. New York University press, 1976. L’original de la lettre est conservé dans la LeWitt Collection, Chester, Connecticut, États-Unis. Traduit de l’anglais par Catherine Vasseur. 

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