CHRONIQUE D’UNE FLEUR ANNONCÉE

– Veux-tu lire ce qu’il y a d’écrit au dos de l’enveloppe ? demanda la jeune femme.

– Clématite, dit l’enfant. Il ponctua cette réponse d’un coup de crayon sur le papier. Immobile, il le resta un instant puis n’hésita pas à poursuivre ses inscriptions.

– Et sais-tu ce qu’est une Clématite ?

– Je ne sais pas.

La jeune femme assise à ses côtés soupira.

– Tu es sûr de ne pas savoir ce que représente, une clématite ? reprit-elle.

L’enfant ne répondit pas.

À cette heure-là, l’endroit revêt des airs de bout du monde. Le soleil coule un dernier à-plat cuivré derrière les collines, de l’autre côté, celles en leur versant opposé sont déjà passées à des allures nocturnes.

Les étoiles dans le ciel, les projecteurs des navires dans la baie, lumière tout aussi mélancolique, mais plus orange et maîtrisable, éclairent le bleu nuit d’un crépuscule du Sud. Sous la glycine couvrant la terrasse d’un hôtel, dont la silhouette coloniale est accrochée au rocher depuis des décennies, les clients commencent à s’enivrer avec le flegme que l’on attend d’eux.

C’est la fin d’un continent, le décor s’y prête.

Si les hommes se parent progressivement de l’apparence de bonhomie et de sympathie que suscite l’ivresse, l’un d’entre eux s’assoupit avec l’entêtement de l’alcoolique qui cherche l’oubli. Une légère crispation du visage le trahit, il n’a pas occulté les préoccupations des jours derniers, les trahisons d’individus sans parole et les violences perpétrées en d’autres lieux auxquelles il n’a pu assister qu’impuissant. Un souffle de vent a soulevé le coin du journal derrière lequel il s’abrite. Non seulement l’encre va laisser des traces, mais le poids des événements relatés risque de troubler ses rêves. 

Les femmes, avec une solidarité toute féminine devant l’adversité, rêvent aux décors qui donneront l’illusion d’une vie quotidienne harmonieuse, ceux qui aideront les hommes à se supporter. 

En face, un homme est assis. Il vient de terminer son plat, il mâche encore la dernière bouchée. L’effort s’interrompt brusquement, avec lui, tout mouvement. Désormais, le corps a la rectitude d’une image définitive. Le coude reposé sur la table, il s’est immobilisé dans cette pose du sommeil. Son grand corps se tasse, ses paupières sont lourdes. Il a la figure de ceux qui s’endorment de leur vivant. Ce n’est pas de la fatigue ; dans le grand théâtre de l’humanité, un acteur qui sort de la lumière, du regard des spectateurs, s’endort. 

Face à lui l’enfant qui se tait. Il n’aurait rien dit, il n’aurait rien regardé. 

Ses mains sont à peine écloses, rondes, laiteuses encore. Fermées sur elles-mêmes. Nous ne sommes pas dans l’espace conciliant et tendre d’une chambre, celui qui laisse s’échapper les rêves d’aventure. L’enfant ne joue plus, mais son œil est aux aguets, il adopte la posture du guetteur qui se dissimule pour surprendre ou éviter d’être surpris. 

– Regarde ce que tu vois. Mais regarde-le absolument. Ne te laisse pas éblouir, sans quoi le visible ne se donne qu’à travers un projet de tableau. Tu essaies de regarder jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que ton regard s’éteigne. Ne crois pas à son propre aveuglement, car, à travers lui, tu dois essayer encore de regarder. Jusqu’à la fin. 

L’enfant tourna la tête vers cette voix, vers elle, vite, le temps de s’assurer de son existence, puis il reprit sa pose d’objet. Ses mains restèrent fermées. 

– Regarder quoi ? demanda-t-il. 

– Eh bien, le bruit de la mer, ces mots devant toi et derrière eux, qui font barrière, les disparitions successives. 

Étudier l’âme consisterait à mettre en lumière les principes qui la lient au corps vivant ainsi qu’à son environnement extérieur, pourtant lorsque Pétrarque entreprend la lecture d’un passage des Confessions de Saint Augustin alors qu’il se trouve au sommet du mont, cette attitude s’infléchit sensiblement : « Et les hommes s’en vont contempler le sommet des montagnes, les vastes flots de la mer, les amples courants des fleuves, l’immensité de l’océan, le cours des astres, alors qu’ils négligent de s’examiner eux-mêmes. » Contraint d’accorder à l’introspection morale et à la connaissance de soi un rôle essentiel, ce lecteur est conduit à poser le problème de la saisie de l’esprit par lui-même.

Cette conception religieuse, morale, caractérisée par la relation privilégiée de l’âme humaine à Dieu justifie le sens allégorique d’une ascension vers Dieu — passage d’un état physique à un état spirituel pour une élévation de l’âme. Qu’elle soit réelle ou fictive, cette marche entreprise par Pétrarque est devenue le symbole de l’humanisme renaissant : l’homme gravissant la montagne constitue une métaphore sur le sens de l’existence, fragile, mortelle.

Altérité extérieure. L’espace serait la totalité d’un territoire, alors que le paysage, une étendue délimitée par le regard, n’est pas indéfini, mais cadré, par ce que l’individu est, physiologiquement capable de voir, dans l’infini de l’espace illimité. Vision, perception, contemplation, sublime ou simple rencontre inavouée avec le paysage ? Pour réunir le divers sensible en une unité, celle de l’élément perçu, pour que la puissance capable de synthétiser les données identifie ce divers, les termes nommés précédemment se corrèlent. Peut-être qu’au lieu de procéder à une interprétation sur laquelle est fondée des croyances perceptives, il s’agit davantage d’assimiler le voir à une connaissance immédiate, par contact.

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