Quand nous étions enfants, avant d’ouvrir les yeux, nous sentions tout ce qui nous entourait sans doute grâce à notre peau délicate : le lange, le visage de notre mère, les jouets en plastique et le chat doux et touffu — j’ai le souvenir d’entendre mes parents m’appeler par mon surnom, un son doux et feutré — la faim que nous avons ressentie quand nous étions à moitié endormis et à moitié éveillés, plus tard, les rires chaleureux après avoir joué et nous être amusés avec nos amis, le passage de la purée insipide vers des aliments au goût acide, sucré, amer, épicé ou salé ; tout ceci est devenu un ensemble de souvenirs irremplaçables et fait désormais partie de nous.
Il me semble que la vie perd peu à peu de sa poésie et de sa richesse au fur et à mesure de la baisse du nombre de sens mobilisés au quotidien.
J’ai vécu avec mes grands-parents pendant longtemps quand j’étais petite, et j’ai l’impression d’avoir mobilisé plus de sens pour recevoir des informations et constituer mes expériences de vie à l’époque. Aujourd’hui, je suis dans un monde moderne extrêmement habité par les écrans. Les écrans mobilisent énormément le sens de la vue et un peu celui de l’ouïe. Que nous voulions recevoir des informations ou pas, elles sont omniprésentes, souvent intrusives, et nous sont transmises par des images, des messages visuels, quelquefois sonores.
Je pense qu’il y a des contradictions ou des hiatus entre la nostalgie que je ressens d’une enfance aux expériences sensorielles multiples et la vie moderne que je mène aujourd’hui. Cette évolution ne peut pas seulement se résumer à une nostalgie liée à mon âge, enfance choyée contre autonomie un peu inquiétante de l’adulte (nostalgie dont je ne m’abstrais pas pour autant). Elle va au-delà, et il me semble que l’abandon de certains éléments de perception me place en situation de ressenti trop superficiel.