Wilhelm WORRINGER — Abstraction et Einfühlung — 1907
Résumé détaillé
1. Contexte historique et objectifs de l’ouvrage
Dans son ouvrage Abstraction et Einfühlung publié en 1907 en Allemagne, et issu de sa dissertation doctorale tenue à Berne cette même année, Wilhelm WORRINGER entreprend une réflexion psychologique et historique sur les racines profondes de la création artistique, en se donnant pour objectif de comprendre pourquoi, dans certaines civilisations ou périodes, l’art tend vers l’imitation de la nature et la recherche d’harmonie avec le monde perçu, alors que dans d’autres contextes, les hommes produisent des formes radicalement abstraites, géométriques, schématiques ou stylisées, dont la fonction ne consiste plus à refléter le réel mais à s’en détacher. WORRINGER expose d’emblée l’intuition qui sous-tend toute sa recherche, à savoir qu’il n’existe pas une évolution linéaire qui mènerait naturellement de la stylisation primitive vers le naturalisme accompli, mais deux tendances psychiques fondamentales, également légitimes, qui s’opposent et coexistent dans l’histoire de l’art, et qu’il désigne par les concepts d’Einfühlung (empathie) et d’abstraction.
Dans la préface, il affirme que toute théorie de l’art doit partir du fait que la nécessité psychique de la représentation artistique dépend de l’attitude fondamentale de l’homme face au monde et de son besoin de sécurité ou de participation.
«La nécessité artistique ne procède pas d’une évolution formelle, mais d’une attitude psychique fondamentale de l’homme vis-à-vis du monde extérieur.» (Abstraction et Einfühlung, Gallimard, 1967, p. 9.)
Cette orientation psychologique annonce l’ambition centrale de l’ouvrage, qui consiste à replacer les formes artistiques dans la dynamique des états affectifs collectifs, et non à les réduire à une question de style ou de progrès technique.
2. Définition de l’Einfühlung et de l’art naturel
Wilhelm WORRINGER définit l’Einfühlung — qu’il appelle parfois «empathie esthétique» — comme la capacité qu’a l’homme de projeter son propre sentiment de vie dans l’objet extérieur, pour y trouver une forme de consonance ou d’apaisement. Selon lui, cette disposition correspond au besoin psychique fondamental de s’intégrer harmonieusement au flux vivant du monde naturel, de s’y sentir en continuité et de jouir d’une affinité vitale avec le visible. Lorsque la confiance de l’homme dans l’ordre naturel est intacte, il y produit un art qui cherche à reproduire la diversité et le mouvement de la nature et qui aspire à susciter un plaisir contemplatif.
«L’Einfühlung naît du besoin vital de l’homme de trouver un épanouissement de soi dans la perception extérieure et d’y ressentir une affinité réconfortante avec l’univers vivant.» (p. 15)
WORRINGER insiste sur le fait que l’Einfühlung se manifeste historiquement dans les arts classiques, notamment dans la Grèce antique, où la forme plastique vise la plus grande ressemblance avec l’apparence vivante, et où le canon du beau est identifié à l’équilibre organique et à la proportion naturelle. Cette tendance à l’imitation et à la souplesse expressive découle d’un rapport au monde marqué par la confiance et le sentiment d’appartenance. Il souligne ainsi :
«Le plaisir esthétique fondé sur l’Einfühlung présuppose une vision du monde où la diversité et la mobilité de la vie sont acceptées sans angoisse et où l’homme se perçoit comme un fragment harmonieux du grand organisme universel.» (p. 20)
Selon WORRINGER, cet art de l’empathie n’est donc pas seulement un style descriptif, mais l’expression d’une attitude existentielle : la foi en un ordre intelligible et bienveillant.
3. Définition de l’abstraction comme attitude psychologique
En contraste avec cette disposition d’empathie, WORRINGER définit l’«impulsion vers l’abstraction» comme une réponse psychique inverse : un réflexe de défense face à l’angoisse que suscite l’instabilité et le devenir perpétuel du monde naturel. Dans les sociétés qui ressentent le flux vital comme une menace, la conscience esthétique tend au contraire à figer la forme, à la soustraire à la temporalité et à la mouvance organique.
«L’impulsion vers l’abstraction correspond à un besoin psychique de mettre un terme au tourment que provoque la contingence de la réalité extérieure et de produire une représentation stable, soustraite à l’inquiétude.» (p. 24)
Ainsi, l’art abstrait ne résulte pas d’un défaut de maîtrise technique, mais d’un désir positif d’ordonner le chaos en formes immuables, et de construire un espace où la subjectivité peut se réfugier dans un système de relations strictes.
«L’abstraction n’est pas le prélude maladroit de l’art naturaliste, mais une orientation complète et autonome, qui trouve dans la forme géométrique la plus grande certitude.» (p. 27)
Cette perspective conduit WORRINGER à rejeter la vision évolutionniste qui hiérarchise les formes artistiques selon leur degré d’imitation du réel.
4. La polarité des deux tendances : empathie (Einfühlung) et abstraction
Le cœur de la théorie de WORRINGER réside dans l’opposition polaire de ces deux tendances : d’une part, l’empathie, qui produit l’art naturaliste et qui s’alimente d’une confiance dans l’ordre du monde ; d’autre part, l’abstraction, qui répond à un besoin d’échapper à la dissonance et de fixer une forme absolue.
«Les deux pulsions, l’Einfühlung et l’abstraction, ne doivent pas être comprises comme les étapes d’un progrès linéaire, mais comme les deux directions opposées que peut prendre le besoin esthétique.» (p. 31)
Il ajoute que cette polarité traverse toute l’histoire de l’art et qu’aucune ne saurait être jugée supérieure à l’autre :
«Aucune des deux attitudes n’est en soi plus haute ou plus développée : elles sont la traduction de conditions psychiques différentes.» (p. 32)
C’est là l’un des points majeurs de sa thèse : la relativité historique et culturelle du naturalisme.
5. Considérations sur l’art égyptien et oriental
Wilhelm WORRINGER analyse l’art des civilisations qu’il qualifie de primitives ou archaïques, en particulier l’art égyptien et l’art oriental, qu’il décrit comme les manifestations historiques exemplaires de l’impulsion vers l’abstraction. Il observe que ces arts privilégient la fixité, la frontalité, la répétition et la géométrisation des formes, et que ce choix n’est pas imputable à un manque de sensibilité esthétique ou de savoir-faire technique, mais qu’il est le reflet d’un besoin psychique de stabiliser le réel.
«L’art égyptien se caractérise par une crainte profonde devant le flux de la vie et par le désir de créer des formes immuables, à l’abri de la transformation et de la destruction.» (p. 38)
Selon lui, cette volonté de figer les apparences trouve sa racine dans une perception du monde comme menace : la nature y est ressentie comme un chaos imprévisible auquel l’homme oppose la pureté d’une construction mentale. L’attitude abstraite n’est donc pas un stade préliminaire de la figuration réaliste, mais un accomplissement spirituel :
«L’art égyptien n’est pas une maladresse primitive : il est l’expression d’un besoin d’absolu et d’une angoisse devant la relativité du devenir.» (p. 40)
WORRINGER étend cette analyse à l’art assyrien et à l’art oriental en général, qu’il interprète comme des productions culturelles cherchant à réduire l’inquiétude face à la diversité organique.
«L’art oriental se distingue par l’aspiration à l’objectivité inhumaine, où toute vie individuelle est dissoute dans l’ordre cristallin.» (p. 45)
6. L’art gothique et médiéval européen
WORRINGER rapproche l’art gothique de l’attitude abstraite par sa tendance à la stylisation et à l’élan spirituel qui transcende l’imitation. Il explique que le gothique, contrairement à la Renaissance qui réhabilite l’empathie et la ressemblance, manifeste un besoin de détachement et une volonté de projection dans un ordre idéal.
«Le gothique se rapproche de l’abstraction en ce qu’il ne vise pas à reproduire la vie visible, mais à exprimer une tension spirituelle qui trouve son symbole dans la verticalité et la rigidité.» (p. 52)
Il ajoute que cette tendance s’exprime dans le rejet du modelé classique et la préférence pour la ligne brisée, la frontalité et l’ornementation proliférante :
«Le décor gothique est le signe d’une angoisse métaphysique qui ne peut se satisfaire d’une figuration sereine et qui cherche dans l’ornement un refuge contre la contingence.» (p. 56)
En cela, l’art gothique apparaît à ses yeux comme une résurgence médiévale de l’attitude abstraite que l’Antiquité classique avait momentanément refoulée.
7. Mise en perspective avec l’art moderne
L’un des aspects les plus novateurs de Abstraction et Einfühlung est la mise en relation que WORRINGER opère entre ces formes historiques d’art abstrait et l’émergence de l’art moderne européen, notamment l’expressionnisme et l’abstraction géométrique naissante. Même si son texte précède de peu la naissance officielle du cubisme et de l’abstraction kandinskienne, il anticipe une partie de la réflexion esthétique qui marquera les avant-gardes. Il souligne en effet que la modernité artistique du début du XXᵉ siècle redécouvre la légitimité d’un art qui renonce à l’illusion de la nature et qui assume la pure autonomie formelle.
«L’art contemporain témoigne d’un retour de l’impulsion vers l’abstraction ; il ne s’agit plus de conquérir l’apparence vivante, mais d’édifier un cosmos plastique indépendant.» (p. 60)
Cette observation, écrite avant la généralisation de l’abstraction picturale, éclaire rétrospectivement la trajectoire qui mènera de l’expressionnisme à Mondrian et Kandinsky. WORRINGER insiste sur le fait que cet intérêt nouveau pour les formes inorganiques et les structures géométriques traduit une mutation psychique de la sensibilité occidentale :
«L’époque contemporaine ressent à nouveau le besoin de s’affranchir de la représentation imitative et de trouver dans la forme pure une consolation métaphysique.» (p. 61)
Cette idée trouvera un écho particulièrement fort dans le mouvement expressionniste allemand, qui revendiquera un art libéré de l’illusion perspectiviste et ouvert à l’expressivité radicale.
8. Réception critique et influence du texte
À sa parution, l’ouvrage de WORRINGER a suscité un vif intérêt parmi les artistes et les théoriciens de l’avant-garde allemande. Il a notamment exercé une influence directe sur les milieux expressionnistes réunis autour de la revue Der Sturm et sur des figures comme Franz MARC, Wassily KANDINSKY et le cercle du Blaue Reiter. KANDINSKY, dans son essai Du spirituel dans l’art (1912), reprendra la distinction entre la nécessité intérieure et le rejet de l’imitation naturaliste, même s’il l’interprétera dans une perspective plus mystique que psychologique.
Dans les décennies suivantes, le texte sera également mobilisé pour légitimer le recours à l’ornement abstrait et à la stylisation dans des mouvements aussi différents que le constructivisme russe, l’art déco et la première abstraction géométrique. L’historien de l’art Nikolaus PEVSNER, dans ses travaux sur l’architecture moderne, évoquera Abstraction et Einfühlung comme une des premières tentatives de définir la psychologie de la forme pure.
Plus récemment, des chercheurs comme Anson RABINBACH (The Human Motor, 1990) ont souligné que WORRINGER propose une lecture profondément historicisée de l’art, qui met en relation les productions esthétiques et la structure émotionnelle d’une époque.
Abstraction et Einfühlung constitue l’une des tentatives les plus influentes du début du XXᵉ siècle pour penser l’histoire des formes plastiques non comme une évolution linéaire vers la maîtrise mimétique, mais comme une succession de configurations psychologiques, dont chacune est conditionnée par un rapport spécifique de l’homme au monde. L’apport essentiel de Wilhelm WORRINGER est d’avoir légitimé la notion d’abstraction comme une orientation autonome et positive, non comme un stade d’infériorité technique. En définissant la tendance vers l’abstraction comme un refuge contre l’angoisse suscitée par la mobilité et l’instabilité de la vie, il a contribué à offrir un cadre explicatif à la fascination moderne pour les formes géométriques et stylisées, et à inscrire cette esthétique dans une généalogie plus longue, reliant l’art médiéval, l’art égyptien et l’art des civilisations orientales à la quête contemporaine d’un absolu plastique.
Cette thèse a rencontré une résonance profonde chez de nombreux artistes et théoriciens des avant-gardes : le cubisme y a trouvé une justification de la déconstruction des apparences ; l’expressionnisme allemand a interprété cette polarité comme la confirmation d’un destin spirituel européen fondé sur la tension et l’angoisse ; l’abstraction géométrique y a puisé la conviction que la pure forme pouvait incarner une réponse à la crise de la représentation.
Dans une perspective historiographique, le livre de WORRINGER est aujourd’hui lu comme un document fondateur de la réflexion sur l’autonomie des formes, mais aussi comme un symptôme des préoccupations philosophiques d’une époque confrontée à la dislocation des certitudes rationalistes.
9. Sélection de citations (édition française : Abstraction et Einfühlung, traduction Pierre CAILLER, Gallimard, 1967).
Sur l’opposition entre l’empathie et l’abstraction :
«La nécessité artistique ne naît pas d’un progrès formel qui mènerait des formes primitives à la représentation exacte, mais d’une attitude psychique fondamentale : tantôt l’homme se sent en continuité avec le monde, tantôt il éprouve le besoin d’en établir une séparation absolue.» (p. 11)
Sur la dimension psychologique de l’empathie :
«L’Einfühlung est l’effort par lequel l’homme projette sa propre forme vitale dans l’objet extérieur et y découvre, comme dans un miroir, sa propre identité rassurante.» (p. 17)
Sur l’angoisse qui nourrit l’abstraction :
«L’impulsion vers l’abstraction surgit lorsque le devenir inépuisable de la nature est perçu comme un péril, lorsque le vivant est ressenti comme l’ennemi du besoin de certitude.» (p. 23)
Sur la forme géométrique comme refuge :
«La forme géométrique est la seule qui confère à l’esprit angoissé la sécurité d’un monde inébranlable et clos.» (p. 25)
Sur l’art égyptien :
«Nulle part la volonté d’abstraction ne s’est affirmée avec autant de rigueur que dans l’art égyptien, qui s’emploie à supprimer la contingence en fixant l’image dans une frontalité définitive.» (p. 39)
Sur l’art gothique :
«Dans le gothique, la forme cesse d’être le reflet de la nature ; elle devient la traduction directe d’une tension métaphysique qui se manifeste par la verticalité et la stylisation extrême.» (p. 55)
Sur l’art moderne :
«Notre époque semble renouer avec l’aspiration à l’abstraction ; l’artiste ne veut plus refléter le visible, mais édifier un univers autonome, indépendant de la nature.» (p. 61)