Le constructivisme
Théorie générale du constructivisme
I. Le constructivisme, idéologie et non pas orientation artistique
Il convient avant tout d’établir que le constructivisme est une idéologie nouvelle dans le domaine de l’activité humaine qui jusqu’à ce jour s’est appelé l’art. Il ne s’agit pas d’un courant artistique que nous pourrions formuler comme la création d’un nouveau traitement de la forme artistique, création basée dans le cas présent sur la séduction exercée par les formes mécanisées de l’industrie.
Pareille conception du constructivisme ne le ferait pas sortir de la catégorie de courant artistique.
Mais le constructivisme n’est pas une tentative pour transformer en esthétique industrielle l’esthétique du goût, le constructivisme est un mouvement contre l’esthétique et contre toutes ses manifestations dans les différents secteurs de l’activité humaine.
Le constructivisme apparaît surtout comme une création inventive, qui embrasse tous les domaines où se pose le problème de la forme extérieure et où l’homme doit par une construction mettre en pratique les fruits de sa réflexion
II. Le constructivisme, vu comme le changement de « l’activité artistique » en production intellectuelle
Le constructivisme est le produit de la recherche révolutionnaire d’une nouvelle prise de conscience de l’art. Après avoir soumis à une analyse critique le processus de création de l’art de ces dernières années, nous découvrons en lui la présence de nouveaux éléments qui transforment le caractère de l’activité artistique :
1) Construction du tableau à partir d’une nécessité technique, en rejetant la nécessité spirituelle intérieure. 2) Abandon de la figuration et de la contemplation au profit de l’action et de la production.
Une œuvre d’art (comme idée + matérialisation de cette idée) est le résultat de la perception qu’a l’homme des formes extérieures du monde et de la mission de l’art, comprise comme la formation d’un idéal de beauté à une époque donnée. La perception des formes du monde extérieur est réfractée par le for intérieur ou « monde spirituel » de l’homme et garde de ce fait les traces de sa culture religieuse et philosophique.
La conséquence est que dans l’œuvre d’art on s’est attaché à résoudre le problème de la beauté idéale et harmonieuse de l’idéalisme philosophique qui doutait de la réalité du monde existant et lui opposait l’illusion de la conscience individuelle : « la conscience en général » comme « objectivement réelle ».
Étant matérialistes dans leurs moyens d’expression, les arts plastiques sont ceux qui ont le mieux exprimé leur temps, et à l’époque de l’épanouissement de la philosophie idéaliste ils ont fixé et concrétisé avec une extraordinaire précision les rêves idéalistes.
L’idéal de beauté obligatoirement harmonieuse et symétrique est devenu un axiome à cause d’une culture bimillénaire et se transforme presque en instinct inné.
La connaissance expérimentale, « réflexion active » et non pas contemplation, cette connaissance donne naissance dans l’art à une méthode analytique qui met fin à la valeur sacrée de l’œuvre, en tant qu’objet unique, qui y met fin en dévoilant ses bases matérielles. L’abandon de la figuration a sapé le contenu de l’œuvre d’art de la période de l’idéalisme philosophique. De nouveaux principes de travail sont entrés en jeu dans un tableau : perfectionnement de l’artiste et traitement de problèmes professionnels spécifiques.
L’approche formelle est en opposition avec le spirituel, l’œuvre devient un laboratoire d’essai, elle est expérimentation. L’œuvre d’art servant au repos et à la délectation n’existe pas.
Cette activité de destruction révolutionnaire, en mettant à nu les éléments fondamentaux de l’art, a fait bouger la conscience des travailleurs de l’art, en leur posant le problème de la construction, nécessité rationnelle. Le constructivisme, formulation de la nouvelle idéologie, est le résultat de cette prise de conscience du principe de fonctionnalité dans le travail.
L’activité contemplative et réflexive de l’art fait place à une action consciente, mettant fin par là même à l’idée jusque-là existante du caractère spirituel de la création artistique.
Les industries et les techniques en continuelle évolution, qui nous surprennent sans cesse par leurs formes qui n’ont pas de répondant dans la nature, qui vont à l’encontre de la nature, ces industries et ces techniques rendent impossible l’affirmation d’un idéal de beauté plastique pour l’époque contemporaine. De la sorte, l’une des fonctions entrant dans les composantes de l’activité artistique, la concrétisation de l’idéal de beauté, est éliminée, ce qui oblige l’artiste à venir à la production industrielle pour pouvoir mettre en application ses connaissances objectives, en tant que spécialiste des formes et des constructions, car une activité en dehors de la vie (figuration et élaboration de formes concrètes à un moment donné) perd sa signification en raison de l’incessante évolution de l’industrie qui n’attend pas de l’art qu’il lui dicte ses formes. Pour la première fois dans toute l’histoire de l’art, le problème de la forme artistique est traité indépendamment de notre représentation idéale de la beauté.
L’atavisme idéaliste, qui nous fait croire à une « beauté en dehors du temps et de l’espace », avec son immuable sentiment esthétique, est réduit à néant par la méthode analytique qui s’intéresse à des éléments distincts et à des problèmes matériels, au lieu d’avancer des idées dans un esprit de synthèse. À présent, systématiser les facteurs qui conditionnent la nouvelle prise de conscience du constructiviste.
1. Développement des industries et des techniques.
Il a disloqué l’idée d’une beauté harmonieuse venant de la nature. L’invention d’objets et d’appareils nouveaux n’ayant à leur base aucun lieu avec des formes naturelles, et axés sur un dépassement de la nature, donne la possibilité dans une œuvre de construire une forme artistique artificielle ». L’apparition dans les techniques de formes contrastées et dissonantes, inhabituelles dans la nature — exemples d’équilibre obtenu non pas à l’aide du principe trivial de la pyramide, mais au contraire, comme dans une grue où le triangle est posé sur une pointe, partie plus large dans le haut — a fait sauter les conventions sur la composition en art.
2. Matérialisme et connaissance expérimentale
Ils font bouger les choses dans la nature même de l’activité de l’artiste en modifiant notre idée sur la création, vue comme contemplation et figuration, et en posant à l’artiste le problème d’une action consciente efficace : ensuite vient la production, comme concrétisation de cette action.
3. Les découvertes dans les sciences et dans les techniques de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe se répercutent dans l’art, qui s’intéresse à la question de la nécessité technique. On voit apparaître les notions de « savoir-faire », de « maîtrise ».
4. Autre facteur : les circonstances sociales qui ont souligné la situation singulière de l’art, envisagé comme une fonction spécifique à cause de sa mise à l’écart de l’évolution générale de la vie sociale, à cause d’une esthétisation qui confine dans le meilleur des cas au « décorativisme ».
Ainsi, tous les facteurs ont conduit le constructivisme à ceci que la nature de l’activité artistique a radicalement changé, puisqu’on est passé d’une figuration spiritualiste à une action efficace consciente. Le caractère conscient de cette nouvelle activité est un moment particulièrement fort. L’inspiration subconsciente (phénomène fortuit) cède la place à une action organisée. L’intellect est notre point de départ, il remplace pour nous « l’âme » de l’idéalisme. C’est ce qui fait que le constructivisme est au fond une production intellectuelle (et pas uniquement une pensée) incompatible avec une activité artistique de nature spirituelle.
III. Négation de l’art et non-transmissibilité de la culture artistique dans le constructivisme
Le constructivisme a fait l’analyse de la « nature de l’activité artistique » et y a découvert de nouveaux éléments dont on a parlé plus haut. Une analyse plus poussée de la concrétisation de ces éléments de l’art a fait apparaître que l’art, une fois débarrassé des voies tracées par la religion et par la philosophie, n’a pas pu s’écarter de l’esthétique qui l’a conduit à l’idée de la valeur en soi d’un tableau. En d’autres termes, la méthode analytique a été appliquée en art non pas au sens de sa signification générale comme instrument d’une pensée moderne, mais uniquement par rapport aux règles de l’art, c’est-à-dire que les règles de l’art ont continué à être mises à part, en dehors du reste de la vie.
Le tableau comme valeur en soi est un contenu qui échappe à l’analyse, le contenu d’un art où la religion et la philosophie sont remplacées par l’esthétique pure. Comme il est difficile de rejeter les atavismes entrés en nous à travers l’éducation !
On met fin au caractère sacré de la religion ; alors apparaît le caractère sacré de l’esthétique, défendu par des références aux ancêtres et par une ou deux phrases sur la valeur de l’art qui échappe à l’analyse.
Même les solutions formelles et la maîtrise artistique poussées très loin n’ont pas permis de prendre conscience de l’importance de ce qui se passe dans l’art, de prendre conscience de la finalité de l’art.
Ainsi, la voie prise par l’art en dehors du constructivisme, malgré des réussites formelles, dissimule l’idée esthétique de « l’art pour l’art » sous celle de la maîtrise artistique pour la maîtrise artistique. La finalité de l’art n’est pas prise en compte, et le contenu spirituel (que je considère comme ce qui faisait la vie de l’art du passé) rejeté est remplacé par l’esthétique.
Cela montre toute la complexité de l’activité de l’art dans la culture contemporaine
La présence de l’esthétique, élément prépondérant, même lorsqu’on travaille avec la méthode analytique, fait que le trait spécifique fondamental de l’art reste inchangé : l’art est la réalisation des idéaux de l’humanité par l’illusionnisme de la toile du tableau.
C’est pour cela que le constructivisme va vers un rejet de l’art dans son ensemble, en mettant en doute la nécessité d’une activité spécifique de l’art, créateur d’une esthétique universelle.
Étant donné que le constructivisme estime que la culture artistique n’est pas transmissible, si le terme « nécessité technique » est pris au sens figuré au sens d’esthétique de la signification lorsqu’on s’attache à résoudre des problèmes formellement posés en art, alors… l’esthétique est exclue comme une drogue inutile et artificielle.
De même, la transmissibilité de la culture artistique ne vaut pas pour les ouvrages constructivistes en raison de son caractère atavique on apporte des solutions esthétiques à des problèmes formels.
IV. Théorie sociale du constructivisme
L’art, débarrassé de ses excroissances esthétiques, philosophiques et religieuses, nous laisse ses bases matérielles, qui dorénavant seront organisées par une production intellectuelle. Le principe d’organisation, c’est une construction fonctionnelle, dans laquelle l’esthétique sera remplacée par la technologie et par la pensée expérimentale. Le constructivisme dans son sens spécial est constitué de trois actes décisifs : la tectonique, la construction et la facture.
La tectonique remplace pour les constructivistes la notion de « style ». Le caractère monumental d’une œuvre d’art a créé l’idée de beauté éternelle en dehors du temps. Or la particularité essentielle de l’époque actuelle, c’est le provisoire, le transitoire.
Partant de cela, on ne peut pas faire corps avec son époque si l’on ne prend pas en compte et si l’on ne ressent pas sa pulsation — or la pulsation d’aujourd’hui, c’est l’action et le changement.
En opposant la tectonique au « style monumental » du passé, le constructivisme fournit une approche idéologique du travail. Chaque problème peut être résolu et monumentalement et tectoniquement. La tectonique est une approche du problème en fonction de la nature même du problème, indépendamment du style de l’époque. Ayant un aspect idéologique, la tectonique ne peut pas exister en dehors de l’expérience,
autrement dit sans la construction et sans la facture. Un autre trait distinctif par rapport au style monumental est le dynamisme de la tectonique, laquelle change dès que change le milieu ou l’une des conditions d’expérience. La tectonique, comme principe, est le résultat de l’expérience. Dans le cas présent, c’est la production qui dicte, car le matériau se perfectionne, l’expérience et les connaissances s’étendent et donnent de nouvelles conditions et la possibilité de formuler l’objectif à atteindre. Si nous prenons en compte toutes les qualités du matériau, nous aborderons la fabrication d’un objet d’un point de vue organique, nous aurons une approche tectonique. Il s’ensuit une définition de la tectonique, comprise comme une certaine organicité, et de plus une organicité continue. Jusqu’à présent, cette organicité continue n’a jamais existé, et le style, d’abord forgé tectoniquement en rapport avec les besoins de l’époque, s’est changé en une forme convenue, artificielle, perçue comme esthétiquement belle par la suite. Ce qui a fait qu’une forme de style devenait le principe d’une époque, et que l’on traitait les problèmes en partant du principe pour aller vers l’expérience et vers le résultat, c’est-à-dire en sens inverse. Le style comme forme organisée d’une certaine époque, forme érigée en canon non pas dans son principe, mais dans sa manifestation extérieure — ce style perd sa signification à une époque de culture industrielle, où la forme n’a pas de valeur à cause de la facilité avec laquelle on la produit et on la modifie, à une époque où seuls comptent le principe et le processus que l’objet est appelé à concrétiser.
La notion de style monumental a été le résultat d’un long travail artisanal sur chaque forme nouvelle et sur chaque objet. Maintenant que le mot d’ordre est « le provisoire et le transitoire », il ne peut plus y avoir de style monumental au sens où il y aurait une forme globale contemporaine caractérisée par des traits conventionnels : il n’y a de trait caractéristique que lorsqu’à la place d’un objet, d’un élément statique, on met une fonction, une action, une dynamique, une tectonique.
La force du provisoire par rapport au monumental provient uniquement de la forme de la tectonique, principe de changement ininterrompu. Mais dans cette brièveté de la valeur de chaque forme nouvelle, il y a une stimulation pour une évolution ultérieure. Seule une totale incompréhension du moment nous ferait chercher un appui dans le monumental, où il est permis de marcher à droite et à gauche, mais sur un seul plan, et où celui qui lance un pied en avant déclare être hors de la tradition.
Conférence tenue à l’Inkhouk le 22 décembre 1921