Vendredi 10 juin.
Vent NO
Force 2-3
Mer calme
Cap 230°
28ème jour en mer, mon GPS ne fonctionne tou- jours pas. J’ai beau essayer de me souvenir des étoiles et leurs éclats, je ne crois plus être capable de reconnaitre celle qui sera ma sauveuse. Lâché par le seul appareil qui me gardait connecté à ce monde. C’est surement un faux contact, je ne sais pas. Je suis obligé de poursuivre mon aventure au plus près de l’idéal débile que je m’étais fixé. Une certaine forme originel sans électronique. La carte mère me semble bien occulte et les centaines de circuits imprimés forment un réseau de chemins ésotériques que je ne comprendrai jamais. Et pourtant déjà 7 jours que je navigue sans, espérant rencontrer un bout de terre solide. Sans succès. Je suis pris au piège entre les avions qui sillonnent le ciel et les profondeurs abyssales sous la surface. Mais aucun navire ne croise mon horizon. J’ai surement trouvé la seule source d’un espace encore primitif dont rêve tout collapsologue, débarassée de toute trace de civilisation dominatrice et patriarcale. Elle sera également mon tombeau.
Dimanche 5 juin
Vent NO
Force 2-3
Mer calme
Cap 240°
Il y a une sorte d’idéalisation primaire, une volonté aveugle teintée d’ignorance qui vient colorer mon rêve d’autonomie. Car au fond, je ne suis pas seul sur mon embarcation. Mon habitat porte les traces de ma dépendance, de l’implication de ma situation, de toutes ces collaborations qui montrent à quel point je suis contaminé par les autres. Dans cet entremêlement d’outils, de machines, d’objets qui me sont utiles, dont l’usage me paraît aller de soi, l’absence d’une aide extérieure incarnée, concrète, me rappelle constamment le soin dont j’ai tant besoin. Je tombe dans une solitude woolfienne 1.
Incapable d’être présent face à ce qui arrive. Ma rêverie solitaire menace aujourd’hui de m’éloigner de ce qui est en train de se passer, de prendre conscience de ma réalité. Au milieu de cette immense masse de nature, les objets, les gestes que ma survie m’impose d’user, ne signifie au fond qu’une seule chose, comme un chemin, un itinéraire où prendre soin de soi ouvre un nouveau dialogue avec l’espace. Comme la flèche de Zénon, en cherchant à me rendre vulnérable, perpétuellement relancé dans un désir de réception et de sociabilité, un choix de vie que je pensais solitaire, mais qui en tout me ramène à terre. C’est l’absence de situation qui désormais causera ma perte. Sans autrui pour partager cette expérience, je me sens éloigné du réel, condamné à douter.
Quelle ironie, moi qui suis parti à la recherche d’un moment simple, autarcique, je me retrouve atteint d’une forme de nostalgie. Comme si l’origine de ce voyage, les raisons qui m’ont poussé à partir étaient un contre sens. Bercé par le fantasme de cette vie qui m’aurait permis de savourer un bonheur anomique, je me sens soudain rattrapé par le privilège de ma condition.
Voguant sur un morceau d’époxy fibré, porté par les grands morceaux de tissus en polyester saturé, je rêve mon indépendance loin de tout, mais tout me ramène à nous. J’ai beau chercher l’angle que le soleil forme avec l’horizon à l’heure du déjeuner chaque jour, ma position n’a de sens que pour le marin rêvant de rentrer un jour à quai. En mer, on est heureux de partir, mais d’autant plus d’arriver.
Au centre de cette solitude utile, je crie au secours. Je me sens délaissé, ici, tributaire de camarades absents. Un peu Ulysse mais abandonné des dieux, un peu autonome mais pas assez pour réparer ce foutu GPS qui sera ma perte. Je n’ai envie de rien, je ne désire plus rien. Toute possibilité est morte depuis que je suis seul. Je me laisse dériver attendant le récif de granit bien dur dans l’espoir d’une ultime consolation. Je suis nulle part. Mes yeux commencent à abuser de ma fatigue. Je commence à voir des navires apparaitre dans le flou du large. Illusion ou imagination, un simple clignement des yeux et souvent le fantôme disparait.
Cette fois-ci le point rouge que j’aperçois au loin persiste. Il resurgit entre chaque vague, reflète le soleil comme un miroir scintillant, éclats enchantés d’un diamant perdu au milieu de l’eau. J’en suis sur. C’est pas mon imagination. Je borde les voiles, vire de bord et met le cap au vent sur l’objet flottant. Une sensation que j’avais oublié m’envahit, l’excitation, non, la peur. Mes pensées s’emballent. Calme toi, si ça se trouve c’est rien qu’un vieux déchet à la dérive, pas de quoi s’emporter. Pourquoi maintenant ? j’ai le cœur qui se met à tabasser dans mon thorax. D’un coup je repense à mes parents, à tous ceux que j’ai laissé. Plus je me rapproche, plus ça grossi. J’étais bien là. Pourquoi ce foutu morceau d’espoir s’est pointé au large.
Photographies : © Cécile Braneyre
Notes :- Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus, Grasset, 2019. «La solitude est ma fiancée» écrit Virgina Woolf, Paul B Preciado y répond : «Le voyage est mon amant. Il est un antidote à la solitude woolfienne, à la rêverie domestique qui menace chaque instant de nous éloigner de ce qui est en train de se passer.»[↑]