Nous sommes ici pour défendre l’architecture et la décoration modernes. Quels crimes ont-elles commis ? Que leur reproche-t-on ? « Leur innocence ! » diront les méchantes langues. Mais non, le plus grave reproche qu’on leur adresse, c’est d’être « modernes ». Ce qui choque, ce n’est ni l’air, ni la lumière, ni le confort, véritables bases de l’architecture et de la décoration nouvelles : ce qui choque, c’est la nouveauté elle-même. En France, on a une frayeur irraisonnée de ce qui est nouveau et l’on préfère attendre la consécration d’une œuvre par l’étranger pour être bien sûr de ne pas se tromper. « Pour les artistes, disait Dumas fils, le pays étranger, c’est la postérité contemporaine. »[…]
La maison a toujours été moderne et à toutes les époques, tout en se lamentant sur le temps présent, on bâtissait une maison moderne. […] Jadis, on achetait des meubles modernes, on renouvelait son intérieur ; on n’avait pas, comme aujourd’hui, le culte exagéré du souvenir, qui, il faut le reconnaître, n’évoque souvent rien. Le Français est devenu conservateur ; il a des armoires remplies à craquer d’objets inutiles qu’il n’ose donner, car ils ne feraient plaisir à personne, et qu’il se garderait de jeter parce qu’ils ont coûté quelque chose. 1…] À notre époque, on se cramponne à son ameublement, et puis on croit toujours avoir « fait une bonne affaire » chez l’antiquaire. […]
Avant-guerre, l’antiquaire, pour effrayer sa clientèle, traitait tout ce qui était moderne d’« allemand » et, plus spécialement, de « munichois ». […] Actuellement, l’épouvantail a changé : depuis la guerre, les Munichois ne sont plus à craindre ; l’architecture moderne, la décoration moderne, sont la représentation artistique des Soviets dans ce qu’ils ont de plus dramatique. « Art bolchevik », entendons-nous constamment ; l’art moderne évoque le couteau entre les dents. Messieurs les passéistes ont peu d’imagination ! Ce n’est pas avec de tels épouvantails qu’on arrête une force en marche comme l’architecture et la décoration modernes ! L’architecture, plus que tout autre art, suit son époque, en est le reflet ; la décoration intérieure s’y adapte. Le béton armé a créé une esthétique nouvelle, la manière de vivre des hommes les a fait organiser la maison sur des bases également neuves. […]Tout, dans la demeure, doit être prévu pour réaliser le maximum de confort ; supprimons les gestes et les pas inutiles. […] L’architecte moderne doit tracer pour la maison, sur ses plans, des schémas de circulation, indiquer sur ses dessins l’ordre du travail dans une cuisine, une buanderie, représenter graphiquement les manœuvres de l’auto rentrant au garage, calculer le sens d’ouverture des portes, l’emplacement exact des interrupteurs électriques, etc. L’architecte moderne a de grosses responsabilités, d’autant qu’on le critique plus volontiers ; on ne lui passe aucune faute, si faible soit-elle. Avez-vous remarqué qu’un tiroir de commode moderne « doit » glisser avec douceur, fermer hermétiquement, les joints étant invisibles ; au contraire, un tiroir de commode ancienne peut grincer, bâiller dans son alvéole, être difficile à pousser, au risque de tout jeter par terre ? La peinture d’une porte moderne « doit » être irréprochable ; celle d’une porte ancienne peut être mal exécutée : cela n’a pas d’importance, au contraire, puisqu’on imite la poussière, on « patine » les moulures, on salit volontairement. L’architecte moderne, que guettent les reproches, mais qui est soucieux de bien professer, doit sans cesse penser que la maison qu’il édifie doit être confortable. Ce souci d’économie de temps et d’espace, les améliorations apportées au confort, comme le téléphone, le chauffage central, l’eau chaude, les carrelages céramiques, l’électricité ont transformé la maison. […]
Les pouvoirs publics, en bons pasteurs, devraient diriger le goût de la population entière, et, si les directives principales étaient fondées sur l’ordre, l’hygiène, la gaieté, une ville comme Paris aurait un tout autre aspect. Les barreaux gros comme le poing aux fenêtres étroites des collèges, les grilles des squares où les enfants paraissent en cage, les rues obscures (ô ironie ! dans Paris, qu’on appelle la Ville lumière) ; les taxes paradoxales sur la publicité lumineuse (le monsieur qui, gracieusement, éclaire la voie publique doit payer) ; le règlement du 13 août 1902 sur les hauteurs des bâtiments dans la ville de Paris, qui autorise des cours à cuisines de trois mètres trente-trois de large pour des immeubles de huit étages ; des bureaux de poste rébarbatifs, des cahutes d’octroi lépreuses et sordides, les affiches qui pendent en loques délavées sur de nombreux murs, autant d’éléments peu faits pour donner à Paris un petit air de gaieté. […] Il faut des maisons claires, des logements sains, de l’air, de l’eau, de la lumière, de la chaleur, de la gaieté, et bien des intérieurs bourgeois sont encore des taudis. […]
Démolissons ces habitations indignes. Toute cette poussière, toute cette crasse, toute cette obscurité malsaine ne sont pas la tradition ; elles ne sont que les tristes résultats de la routine. La femme d’aujourd’hui est entraînée, malgré elle, vers l’architecture et la décoration modernes par tout ce qui l’entoure ; la lumière, par exemple, de plus en plus distribuée à profusion dans les magasins, l’incite, la pousse à s’éclairer davantage ; nos yeux, habitués aux flots d’électricité déversés pour des raisons publicitaires dans les magasins, trouveraient, par opposition, nos intérieurs bien enténébrés si nous nous contentions de la lampe à abat-jour d’il y a dix ans seulement et cet éclairage intense, raisonnablement reparti, n’est possible que par des procédés modernes, gorges en staff, projecteurs, plafonds incurvés, etc., toutes les formes nouvelles, puisqu’elles sont liées à un éclairage nouveau. Les meubles aussi ne sont plus simplement la commode et les fauteuils. Le phonographe est un meuble, la TSF, le téléphone, la machine à écrue demandent exigent des meubles spéciaux, que nos pères ne pouvaient soupçonner. Sr nous nous dirigeons vers la cuisine, le changement est plus invraisemblable encore : glacière électrique, fourneau émaillé au gaz ou à l’électricité, machine à laver, évier à ordures ménagères, moulin à café mécanique, ventilateur, etc.
La cuisine est un « salon des arts ménagers » en miniature, et la cuisine d’antan paraît démodée et primitive. On conçoit que tous ces organes nouveaux influent sur la distribution et la structure de la maison. Les formes nettes et logiques des meubles nouveaux, où la mécanique intervient, la connaissances des automobiles, des avions, les vues de machines en mouvement, le besoin de confort, les difficultés d’entretien da la maison, l’aisance qu’on désire pour avoir tout en ordre avec le minimum d’efforts, l’air qui vient d’être inventé grâce aux sports, la lumière artificielle grâce à la publicité, plaident en faveur d’une habitation moderne, moderne on ce qu’elle a de pratique et d’esthétique.
In Conferencia, n ° 22, 5 novembre 1931, p. 482-498