Quelques fois Mallet-Stevens, à l’exact point de rupture entre le très simple et le très complexe, produit des archétypes indémodables : ses béquilles de portes, un des objets les plus fréquents de toute son œuvre, n’est quasiment pas soumis à variation. Chef-d’œuvre de proportion et de sobriété, une poignée tubulaire à angle droit se détache d’un rectangle d’acier poli. C’est un objet juste, équilibré, fonctionnel et élégant. Autre récurrence, les lanternes dont il invente d’innombrables variantes. Celles-ci résultent d’un croisement entre la lanterne métallique européenne et celle de papier japonaise. Le résultat, toujours peint en noir, accroché par des chaînes, produit un effet légèrement archaïque, mais se lit aussi comme une épure graphique, une grille en volume, un module de base, un cube d’ombres et de lumières en lévitation. Mallet-Stevens en fait un élément clef de ses aménagements intérieurs jusqu’à la fin des années 1920. Il peut les grouper en spectaculaires ensembles au-dessus du bureau de M. Gaertner ou en détacher une pour ponctuer l’espace de la salle d’attente de son agence. Cette propension à l’emphase, à créer des objets d’une grande pureté formelle, mais présents, parfois lourdement, a souvent pour conséquence une certaine solennité, une distance intellectuelle. C’est ce que critique Jean Badovici dès 1924 qui reproche à l’architecte sa rigidité : « Tout est net, précis, volontaire, on sent une pensée orgueilleuse de sa force et qui méprise l’émotion ».
Pour l’homme d’affaire et propriétaire des grands magasins Aux Dames de France M. Gompel, il construit une véritable architecture miniature : un bureau exceptionnel fait sur mesure, soulignant l’importance de son commanditaire. Une série de lames verticales recoupent les plans horizontaux, les volumes en porte — à-faux aux limites de la stabilité, expriment la rationalité du travail. On trouve cette même rigueur dans la petite table de la chambre de Monsieur et Madame Cavrois dont le subtil décalage du double plateau est un chef-d’œuvre : envolée graphique de plans parallèles en bois de palmier. Au cours des années 1930, comme les différentes peaux sur ses bâtiments, le panorama des matériaux s’élargit. L’aménagement de la villa Cavrois le montre bien : les cornières de métal, techniques, machiniques, se marient aux riches effets de matières des placages de pierre ou de différentes essences de bois veiné, cérusé ou vernis. L’austérité du marbre répond à la fonctionnalité des murs ripolinés de blanc pur, le constructivisme géométrique s’associe aux besoins de confort. Dans certains cas l’architecte doit même se plier au goût du client et accrocher des rideaux à fleurs comme dans la réhabilitation d’un intérieur, non identifié à ce jour, publié en 1935. Par contre, la table basse du salon supportée par de grandes boules de bois, les colonnes du hall ou le mobilier de la chambre de jeune femme, notamment la table de chevet, trahissent l’écriture du décorateur qui fait ici un retour en force. Cet intérieur symbolise non pas une insistance particulière sur la modernité, ni un repli sur la tradition. Mallet-Stevens use simplement de toute une gamme de formes développées au cours des années et qui désormais s’accordent entre elles avec naturel. Ainsi la table de la salle à manger purement cubiste s’associe à des chaises légèrement galbées, garnies de lanières de cuir entrelacées, d’allure vaguement antique. Cette nonchalance n’empêche pas que Mallet-Stevens aime que chaque chose soit assignée à une place juste : les pieds de cette table coïncident avec le dessin abstrait du tapis, les béquilles de porte brillent sur le bois cérusé. Du plus petit détail à l’effet d’ensemble, ce qui compte, c’est de maîtriser l’espace.
Stéphane Boudin-Lestienne, historien d’art et d’architecture, co-commissaire de l’exposition permanente villa Noailles
Texte extrait de Maurice Culot (sous la direction de) Robert Mallet-Stevens, itinéraires, Éditions AAM, Bruxelles, 2016.