5Le jardin comme art du sol. Autour des jardins de Gabriel Guévrékian. Camille Lesouef.
L’Exposition internationale des Arts décoratifs industriels et modernes qui se tient à Paris entre avril et octobre 1925 est à la fois le symptôme et le catalyseur d’un changement de paradigme dans les arts décoratifs français. Selon un mouvement initié avant-guerre, ses formes et fonctions se renouvellent à l’aune de l’abstraction picturale et des nouvelles réalités économiques. Les jardins créés à cette occasion par de jeunes architectes 1 expriment le retour à l’inspiration arabe et andalouse dans cet art en France, mais aussi la réinterprétation de principes de composition issus de la Renaissance et du XVIIe siècle, modernisés par des couleurs et des formes alors rarement employées dans les jardins. Alors collaborateur de Robert Mallet-Stevens, le jeune architecte arménien Gabriel Guévrékian 2 conçoit pour cette exposition le Jardin d’eau et de lumière, un petit espace dont la forme triangulaire se décline dans l’ensemble de la composition.
À partir des années 1980, l’historiographie achève de faire de cet espace une icône de l’art des jardins modernistes. Dorothée Imbert réalise l’étude la plus approfondie sur cet objet dans son ouvrage The Modernist Garden in France 8
(1993), mettant en exergue l’incidence de cette œuvre sur l’art ultérieur des jardins ainsi que ses liens avec les expérimentations plastiques de son époque. Les études la précédant 9 , comme celles qui lui font suite 10 , participent de l’analyse du jardin de la villa Noailles comme une expérimentation purement avant-gardiste, en marge de l’art des jardins tel qu’il se pratique au cours des années vingt. Dans ces travaux apparaît seulement en filigrane la relation de cet espace avec l’architecture et les arts décoratifs contemporains. Le vide archivistique 11 à propos de cette œuvre n’ayant pas favorisé d’autres études, on peut néanmoins trouver de nouvelles perspectives dans les développements de la recherche. Les travaux qui reconsidèrent le mouvement moderne en architecture à l’aune de la synthèse des arts 12 offrent cette possibilité, puisqu’ils permettent d’interroger le jardin de la villa Noailles du point de vue de l’interrelation des arts en France durant l’Entre-deux-guerres, et ainsi de mettre en valeur non plus seulement ses liens avec la peinture, mais aussi avec l’architecture et surtout les arts décoratifs. Ce questionnement permet donc d’étudier cette réalisation comme une manifestation de la création artistique des années 1920 et de réévaluer le rôle du contexte culturel de son élaboration.2Vers une « synthèse des arts 21»
La réunion de différentes pratiques artistiques au sein de l’architecture domestique s’observe dès la fin du XIXe siècle en Angleterre avec les réalisations des architectes du mouvement Arts & Crafts, qui redéfinissent la maison de campagne à l’aune de leur implication dans ce mouvement pluridisciplinaire. La structure de l’architecture, l’intérieur, le mobilier, les papiers peints ou encore le jardin sont conçus dans une continuité. L’architecture et le jardin interagissent, le plan de l’un devenant ainsi le reflet de l’autre. Les espaces extérieurs acquièrent une forme plus architecturée et géométrique, tout en se peuplant d’un mobilier similaire à celui des espaces intérieurs. Cette transformation, qui émerge marginalement en Angleterre dans la dernière décennie du siècle 22
, s’affirme dans l’Est de l’Europe par l’intermédiaire de la publication d’Hermann Muthesius, Das Englische Haus 23 en 1904-1905 à Berlin. L’auteur s’intéresse au traitement du jardin dans le cadre de la maison de campagne anglaise dans le deuxième volume de son ouvrage. Il y affirme en particulier l’interrelation fonctionnelle et formelle qui doit exister entre la maison et le jardin 24. Ce modèle de jardin conçu selon des principes géométriques et architectoniques a des répercussions conséquentes sur les projets de jardins d’architectes.Le jardin du palais Stoclet, conçu par Josef Hoffmann 25 et la Wiener Werkstätte à Bruxelles entre 1905 et 1911, est une expression remarquable de ce phénomène. Cet édifice, dont on connaît l’incidence sur les développements ultérieurs de l’architecture européenne, comporte un jardin architecturé dans la lignée duquel s’inscrivent les réalisations de Gabriel Guévrékian. Le jardin est organisé selon l’axe central de l’édifice et contribue à sa mise en valeur par un bassin rectangulaire. Les circulations rectilignes dessinent une composition purement géométrique, tandis qu’une large terrasse offre une transition entre les espaces intérieurs et extérieurs, en plus de donner une vue imprenable sur le jardin contrastant avec la forêt en contrebas 26. La permanence de certains caractères néoclassiques dans cette réalisation est nuancée par la modernité qui s’exprime dans sa minéralité et sa géométrie manifeste. Ces principes, qui prévalent à la réalisation du jardin du palais Stoclet, se retrouvent à Hyères, mais aussi dans la composition du jardin de la villa Cavrois 27 à Croix, conçue par Robert Mallet-Stevens en 1929-1930.
1Présentation de l’auteur
Camille Lesouef est doctorante à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Jean-Philippe Garric. Elle travaille sur les jardins géométriques réalisés par des architectes en France durant la première moitié du XXe siècle, et s’intéresse en particulier à leur relation à l’architecture, aux arts décoratifs et aux arts plastiques. Elle a obtenu les diplômes de Premier cycle et de Muséologie à l’École du Louvre, puis de Master 2 Recherche en histoire de l’architecture à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Travail universitaire dont est tiré cet article : Camille Lesouef, Le renouveau de l’art et de la représentation des jardins à partir des années 1920 autour de la figure de Gabriel Guévrékian, Master 2 Recherche en histoire de l’architecture sous la direction de Jean-Philippe Garric, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UFR 03 (Histoire de l’art et archéologie), année universitaire 2014-2015
Notes :- La section de l’art des jardins dont le commissaire est Jean-Claude-Nicolas Forestier montre des jardins conçus par une jeune génération d’architectes alors au début de leur carrière : Albert Laprade, Joseph Marrast, André-Charles Riousse, Gabriel Guévrékian, etc.[↑]
- Gabriel Guévrékian (1900-1970), né à Istanbul de parents arméniens. Il grandit à Téhéran avant de rejoindre son oncle à Vienne où il étudie à l’Académie des Arts appliqués entre 1914 et 1919. Il arrive à Paris en 1921.[↑]
- Cécile Briolle, Agnès Fuzibet, Gérard Monnier, La Villa Noailles : Robert Mallet-Stevens, 1924, vol. 1, coll. « Monographies d’architecture », Marseille, Parenthèses, 1990, p. 62[↑]
- Richard Klein, Robert Mallet-Stevens, coll. « Carnets d’architectes », Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2014, p. 53. [↑]
- On peut distinguer quatre phases de construction de 1924 à 1933 :
– mai 1924-décembre 1925, du gros œuvre au premier séjour des Noailles : rénovation du bâtiment des communs et des caves voûtées du château Saint-Bernard ; construction du bâtiment initial, de l’annexe, de la passerelle de liaison et du garage.– 1926-1927, de l’installation des Noailles ( janvier 1926) aux dernières réalisations de l’équipe parisienne : doublement du volume de la salle à manger (1926), construction de la « petite villa » pour les invités et les domestiques (1926), du Salon rose (1926) et du jardin triangulaire (1927).
– 1927-1928 : construction de la piscine et agrandissement des communs.
– 1928-1933 : agrandissements et construction d’équipements sportifs : salle de gymnastique (1928-1930), pavillon (1930) ; squash, liaison pavillon, agrandissement des communs et des garages (1932-1933).[↑] - Jacques Lipchitz (1891–1973), La Joie de vivre, 1927, bronze, Jérusalem, musée d’Israël.[↑]
- Selon Dorothée Imbert, une carte postale de 1934 atteste la transformation du jardin en champ d’aloès. Dorothée Imbert, The Modernist Garden in France, New Haven/Londres, Yale University Press, 1993, p. 136[↑]
- Dorothée Imbert, ibid. ; Dorothée Imbert, « Unnatural acts : propositions for a new french garden, 1920-1930 », Eve Blau, Nancy J. Troy, David Cottington, Architecture and Cubism, Montréal/Cambridge, Centre canadien d’architecture / MIT Press, 1997, p. 167-185 [↑]
- Richard Wesley, « Gabriel Guevrekian e il giardino cubista », Rassegna, no 8, octobre 1981, p. 16-24 ; Cécile Briolle, Agnès Fuzibet, « Une pièce rare : le jardin cubiste de Gabriel Guévrékian à Hyères (1926) », Monuments Historiques, no 143, février-mars 1986, p. 38-41. Elisabeth Vitou, Dominique Deshoulières, Hubert Jeanneau, Gabriel Guévrékian, 1900-1970 : Une autre architecture moderne, Paris, Connivences, 1987 [↑]
- George Dodds, « Freedom from the garden : Gabriel Guévrékian and a New Territory of Experience », John Dixon Hunt, Michel Conan, Claire Goldstein, Tradition and innovation in French garden art : chapters of a new history, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002, p. 184-203 [↑]
- (relatif aux archives) Nous n’avons pas pu localiser les archives de Gabriel Guévrékian, hormis les documents qu’il a lui-même versés à l’université de l’Illinois où il a enseigné entre 1948 et 1963. Urbana- Champaign, Archives de l’université de l’Illinois, 12/2/26. Papiers de Gabriel Guévrékian, 1923-1934. Boîtes 1 et 2. La boîte 1 contient des coupures de presse de ses réalisations (1923- 1934) et des cartes postales d’œuvres d’art et d’architecture (1950) ; la boîte 2 un album de photographies annoté de ses projets et réalisations (1920-1952) [↑]
- Par exemple,Nancy J. Troy, Modernism and the decorative arts in France : Art nouveau to Le Corbusier, New Haven, Yale University Press, 1991 [↑]
- [T. d. A] Gabriel Guévrékian, « Gartens des Vicomtes de Noailles in Hyères », Innen-Dekoration, Darmstadt, 1929, p. 309 [↑]
- Hoyningen-Huene, photographies reproduites dans «À la poursuite du soleil, Riviera et Côte basque », Vogue, Paris, juin 1932, p. 23[↑]
- Jardin réalisé par André et Paul Véra, Jean-Charles Moreux en 1926 [↑]
- Wim van der Beyn, Beistegui avant Le Corbusier : genèse du Penthouse des Champs-Elysées, Paris, Éditions B2, 2015 [↑]
- Rebecca Moholt, « Mosaics and the Experience of Motion », Art Bulletin, vol. 93, no 3, septembre 2011, p. 287-303. [↑]
- Gabriel Guévrékian a vraisemblablement rencontré Sonia et Robert Delaunay par l’intermédiaire de Robert Mallet-Stevens. Il conçoit la boutique « Simultanée » de Sonia Delaunay au Salon d’automne de 1923 à Paris, puis la boutique du simultanéisme en 1925 à l’Exposition des Arts décoratifs, tandis que Robert Delaunay peint les couleurs du bassin du Jardin d’eau et de lumière. Élisabeth Vitou, Dominique Deshoulières, Hubert Jeanneau, op. cit. [↑]
- Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs et l’assortiment des objets colorés considéré d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries des Gobelins, les tapisseries de Beauvais pour meubles, les tapis, [etc.], Paris, Léonce Laget, 1969 [1re éd. 1839] [↑]
- Isabelle Glais, Jardins et paysages Art-déco, Innovations paysagistes en France autour des années vingt, thèse de doctorat d’architecture sous la direction de Jean-Pierre Le Dantec, Université de Paris VIII, 2010, p. 47 [↑]
- Cette expression est ici employée pour illustrer l’idée de la collaboration et de l’interpénétration entre les arts présente dans le jardin de la villa Noailles. En effet, le concept de synthèse des arts, formalisé théoriquement par Le Corbusier après la Seconde Guerre mondiale (1946 et 1948), est présent dans ses écrits dès l’Entre-deux-guerres à travers L’Esprit Nouveau et trouve une première formulation en 1936. Arnoldo Rivkin, « Synthèse des Arts. Un double paradoxe », Le Corbusier, une encyclopédie, catalogue d’exposition [L’aventure Le Corbusier, octobre 1987-janvier 1988, Grande galerie du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris], Paris, Centre Georges Pompidou, CCI, 1987, p. 386-391 ; Joseph Abram, Gérard Monnier (dir.), « La synthèse des arts », L’architecture moderne en France, t. 2 « Du chaos à la croissance. 1940-1966 », Paris, Picard, 1999, p. 81-88 [↑]
- En particulier dans l’ouvrage de Reginald Blomfield et Inigo Thomas, The Formal Garden in England, Londres, Macmillian, 1892 [↑]
- Hermann Muthesius, Das englische Haus : Entwicklung, Bedigungen, Anlage, Aufbau, Einrichtung und Innenraum, Berlin, 1904-1905 [↑]
- Uwe Schneider,«Hermann Muthesius and the Introduction of the English Arts & Crafts Garden to Germany », Garden History, vol. 28, no 1, Reviewing the Twentieth-Century Landscape, 2000, p. 57-72 [↑]
- Édouard F. Sekler, L’œuvre architectural de Josef Hoffmann : monographie et catalogue des œuvres, Bruxelles, Mardaga, 1986, p. 75-100 [↑]
- Ibid., p. 80 [↑]
- Richard Klein, Robert Mallet-Stevens : la Villa Cavrois, Paris, Picard, 2005 [↑]