Dans un article du Journal of the Society of Architecture History intitulé : « Monumentality and rue Mallet-Stevens », Richard Becherer, professeur d’architecture de l’Auburn University, a ouvert il y a quelques années un débat théorique sur l’œuvre de Mallet-Stevens, sur ses fondements, sur le jugement des contemporains et plus spécialement sur celui, négatif, de Giedion, le maître à penser de toute une génération du Mouvement moderne. Le centenaire de Mallet-Stevens, l’exposition de ses œuvres organisée par la mairie de Paris, fournissent l’opportunité de tenter de mieux cerner la pensée théorique de cet architecte.
À la différence de beaucoup de ses confrères, celui-ci n’a pas laissé d’écrits fixant sa position dans le Mouvement moderne, comme l’ont fait Le Corbusier, Loos, Wright, ou même Perret dans ses Aphorismes. Les divers articles que Mallet-Stevens a publiés ne forment pas en eux-mêmes un corps de doctrine et les archives de son agence d’architecture, souvent significatives, ont été détruites selon sa volonté après sa mort. C’est dans sa vie, dans ses œuvres, à travers les souvenirs de conversations avec lui ou avec des membres de l’U.A.M., rencontrés lors des réunions des jeunes de l’U.A.M. en 1946, que l’on doit chercher les grandes lignes de sa pensée. La première règle qui fonde la théorie architecturale de Mallet-Stevens est celle de la contemporanéité. « Être de son temps » est, pour lui, l’obligation essentielle de l’architecte.
Il l’exprime très tôt, à dix-huit ans, dans un petit livre publié en 1904 sur Guérande, ville médiévale de Vendée : « Ce qu’il est intéressant de considérer dans ce passé historique, c’est l’évolution des idées aussi bien que des arts… C’est grâce à cette impulsion instinctive du présent où vivent les hommes, que les traces des événements passés, renfermés dans leurs mouvements en général, nous permettent de connaître la vie et les usages d’un peuple. » Habitué dès l’enfance, du côté de son père, comme de celui de sa mère, à considérer les œuvres d’art comme l’expression même de la vérité d’une époque, il n’aura de cesse d’exprimer à travers son architecture « cette impulsion instinctive du présent… » Toujours dans Guérande, un peu plus avant, Mallet-Stevens écrit : « Celui qui crée un motif architectural s’efforce de reproduire les formes harmonieuses correspondant à l’idéal de son imagination, avec des caractères accidentels qui sont la simplicité, la grandeur ou la vérité, réparties avec régularité et exactitude, et chaque partie doit avoir une grandeur relative à son importance et qui constitue la proportion. La cité dont toutes les parties possèdent cette proportion heureuse est pourvue d’unité dans son expression, et elle est alors une œuvre capable de beauté. Ce sont ces caractères qui provoquent le jugement de la beauté et laissent en nous une satisfaction morale où l’esprit est à la fois repoussé et attiré. Guérande est capable de faire naître ces sentiments par la netteté de ses silhouettes et le jeu de ses reliefs. » Lorsqu’il écrit ce texte analysant les impressions ressenties en faisant l’étude de la ville de Guérande, durant l’été 1904, Mallet-Stevens aborde des thèmes qui resteront les siens tout au long de sa vie d’architecte.
Les notions de proportion, d’expression, de jeux de reliefs sont autant de découvertes plastiques qui appartiennent au domaine de la géométrie, la base même de l’architecture, aimait-il à dire. Toute son œuvre en est imprégnée, quelqu’en soit l’échelle, des verres à liqueur, cubiques, jusqu’à ses grandes réalisations comme la villa Cavrois ou le palais de la Lumière à l’exposition de 1937. Le milieu familial de Mallet-Stevens a sans doute joué dans cette aptitude à reconnaître et à analyser les formes plastiques. Son père était expert en tableaux et objets d’art, et son grand-père avait collectionné les premières toiles des peintres impressionnistes. Mais d’autre part, lors de son séjour à Guérande, il venait de passer un an à l’École Spéciale d’Architecture, dont il sortira diplômé, deux ans plus tard. L’enseignement qui y est donné est différent de celui des Beaux-Arts : plus court, il attache plus d’importance aux problèmes techniques, aux enseignements scientifiques, ainsi qu’aux conditions d’hygiène et Mallet-Stevens obtiendra avec son diplôme d’architecte, un certificat de « salubriste. La tendance de l’enseignement est donnée par le directeur de l’école, Émile Trélat, auteur de l’aphorisme célèbre : « La forme est à l’intersection de la lumière et de la matière. » C’est sur ce principe que Gaston Trélat, dans l’atelier duquel se trouvait Mallet-Stevens, organisait son cours, solidement fondé sur la géométrie. Ajoutons qu’Auguste Choisy, membre du conseil de perfectionnement de l’École spéciale, avait publié son Histoire de l’Architecture, illustrée de projections axonométriques. Cet enseignement valorisait une architecture de volumes au détriment de l’architecture d’ornement. Mallet-Stevens remarquait que la substitution, dans le « rendu » des ombres des façades et de celui des baies, de l’encre de Chine pure au lavis léger et dégradé de l’École des Beaux-Arts, pour futile que cela parût, avait eu une influence sur l’évolution de l’architecture, en affirmant davantage les volumes et moins la décoration. Joseph Hoffman et Charles Rennie Mackintosh, deux architectes qu’il appréciait, dessinaient ainsi. Lui-même aborde cette question, mais à propos des éléments végétaux en architecture dans l’article « Le Noir et le Blanc » de la revue Tekhné (1911). À sa sortie de l’École spéciale en 1906, Mallet-Stevens reçoit le prix du deuxième diplôme sur un programme d’« hôtel privé » dont la rédaction commence ainsi « Monsieur et Madame N… ont une jolie fortune et mènent une vie de luxueuse aisance. »
Il est donc tout prêt à suivre le chantier de l’hôtel Stoclet (1905-1911), que Joseph Hoffman construit à Bruxelles pour son oncle, Adolf Stoclet, collectionneur d’objets d’art. L’influence de Hoffman sur Mallet-Stevens sera considérable. Avec lui, il découvre l’intégration des arts, prônée par Otto Wagner, qui a été le maître de Hoffman, c’est-à-dire la continuité plastique qui relie le mobilier, la décoration, l’ordonnance des jardins, à l’architecture. Joseph Hoffman dessinera pour Madame Stoclet des vêtements à porter de préférence dans telle pièce ou dans telle autre et des bijoux destinés à certaines heures de la journée. Une part de l’enthousiasme que Mallet-Stevens insufflera aux membres de l’Union des Artistes Modernes et du succès des expositions qu’elle organise, rassemblant éclairagistes, ensembliers, verriers, sculpteurs, etc., sont dus à l’influence d’Hoffman. À ses côtés, Mallet-Stevens prendra mieux conscience de l’ampleur des mouvements de l’Art Nouveau qui se développent dans les différents pays d’Europe, en particulier en Angleterre. Joseph Hoffman reçoit en effet dans les Wiener Werkstâtte des exposants anglais du mouvement Arts and Crafts, et de Mackintosh en particulier, dont Mallet-Stevens appréciait spécialement les œuvres. Cependant, l’influence d’Hoffman sur Mallet-Stevens passe surtout par l’hôtel Stoclet lui-même, sa composition, ses articulations, ses audaces. Lors de ses séjours à Bruxelles, le jeune architecte peut suivre les mutations successives qu’apportent les mosaïques de Klimt, le mobilier, le jardin. Faute de document écrits pour apprécier ce qu’il a retenu de cette expérience exceptionnelle, il faut s’en tenir aux filiations claires entre l’hôtel Stoclet et les œuvres de Mallet-Stevens.
En comparant les élévations de divers projets de celui-ci à celles de l’hôtel Stoclet, trois types de récurrences apparaissent fréquemment : — La présence d’une verticale, tour ou mirador équilibrant en partie la façade en longueur. Réminiscence de la tour aux quatre statues de la villa Stoclet. — L’utilisation de sous-ensembles symétriques dans une composition asymétrique. L’exemple bruxellois est donné par les avancées du fumoir et de la salle à manger sur le jardin. — Les décrochements d’un nu de façade à la verticale, sans décrochement conjoint à l’horizontale, comme cela était la règle dans l’architecture classique.
On remarque que Mallet-Stevens sélectionne des agencements de la villa Stoclet en élévation, mais pas en plan. Dans ses projets, c’est généralement une grande salle, hall ou salon, qui forme l’élément majeur, ce qui n’est pas le cas à Bruxelles. Sans surestimer l’influence d’Hoffman sur le jeune Mallet-Stevens, celui-ci a certainement acquis à son contact une solide expérience du chantier. Les entrepreneurs de ses chantiers témoignaient de son exigence dans la réalisation et de sa rapidité de décision en cas de difficultés. Le chantier Stoclet n’a été qu’une étape qui clôturait la période scolaire de la vie de Mallet-Stevens. Il est cependant curieux qu’il n’ait pas gardé de contacts avec Joseph Hoffman et qu’il n’en fasse pas mention dans ses écrits. Peut-être le caractère difficile de l’architecte viennois en est-il la raison majeure.
Après la guerre, où il sert dans l’aviation, Mallet-Stevens dessine des décors de cinéma : aménagements intérieurs, mobilier, architecture extérieure, ou il exprime un cadre de vie qui est celui du « moment présent », voire de l’anticipation, avec les décors de L’Inhumaine, de Marcel L’Herbier en 1923. Il y figure la projection dans le futur, d’abord par des jeux d’éclairages indirects, générateurs de mystère et par une géométrie complexe, symétrique et évolutive pour la maison de l’actrice, en hauteur pour celle de l’ingénieur. Ces éléments de composition annoncent le vocabulaire architectural de la rue Mallet-Stevens. La commande de la villa de Noailles lui donne l’occasion d’approprier dans un vaste ensemble des espaces extérieurs ceints de murs, percés de fenêtres, assurant des continuités organiques extérieures-intérieures. Le château de Mézy, pour Paul Poiret, ne fut pas terminé par Mallet-Stevens, mais ce qui était déjà construit, en particulier l’accès monumental sur un angle pris lui-même dans un jeu d’escaliers divergents selon une géométrie « caprarolesque », prouve la virtuosité de l’architecte. La villa dite « de 1924 » marque sans doute une étape importante de l’élaboration par Mallet-Stevens d’un modèle polyvalent, capable de répondre aux multiples exigences qu’il s’était fixées ou encore de matérialiser la coordination des différentes variables prises en compte dans son approche théorique. Les plans et les maquettes de cette villa — les seuls documents qui la fassent connaître — ne portent pas de noms de maître d’ouvrage, ce qui est rare dans une agence lorsqu’il s’agit d’une commande.
Mallet-Stevens accordait cependant de la valeur à ce projet, puisqu’il en avait placé la maquette dans son bureau et s’est fait photographier la regardant. De plus, la photo de la villa sert de frontispice à l’article que Le Corbusier écrit dans le n° 23 de l’Esprit Nouveau, sur l’exposition, à l’École Trélat, des travaux des élèves de Mallet-Stevens devenu alors professeur. L’hypothèse présentée ici est que ce projet est un prototype, sans affectation immédiate, destiné à étudier différents cas de figure possibles, à partir d’un tracé régulateur. La façade s’inscrit dans un carré, hormis le petit mirador qui domine l’ensemble. Et à partir du carré, il est possible à l’aide des cercles inscrits ou ex-inscrits, de construire un réseau de verticales et d’horizontales liées entre elles par des rapports géométriques. Le réseau est également utilisé dans le plan. On se trouve donc en présence d’un système proche de la trame de Durand, mais qui, au lieu d’être répétitif, introduit des rapports harmoniques et centre la composition. Il diffère également des tracés de Le Corbusier, basés sur l’orthogonalité de la diagonale d’un bâtiment et de la diagonale des baies, ou encore utilisant les séries du Modulor. L’hypothèse du tracé régulateur serait d’ailleurs hasardeuse si Mallet-Stevens ne l’avait explicitée dans le cas de la villa Cavrois à Croix. La symétrie des baies, teintées en noir, s’harmonise avec l’asymétrie des masses bâties grâce à la construction géométrique sous-jacente. L’élévation de la villa Cavrois est tracée à main levée, comme d’ailleurs celle de la « villa de 1924 », indiquant par là qu’il s’agissait d’esquisses. Le tracé proposé pour la « villa de 1924 » s’obtient en traçant, à l’intérieur du carré-enveloppe le cercle inscrit, et en menant les quatre tangentes à ce cercle situées aux quatre points de section des diagonales du carré avec le cercle. Les diagonales tracées à partir de ces points créent le réseau cherché. Les dimensions données par l’échelle métrique indiquent que la villa mesure 14 mètres de haut et 14 mètres de large, ce qui correspond à deux portées de béton courantes, à une largeur de façade sur rue, ou à une largeur de villa moyenne. On peut tracer de même la grille en plan en formant le carré à partir des deux arêtes extérieures de la façade dessinée. On voit ainsi que dans leur totalité, les côtés des murs, des baies, des huisseries, sont géométriquement fixées. Quelle est l’utilisation possible d’un tracé de ce genre ? C’est de respecter les données métriques du programme, les gabarits et prospects éventuels, le jeu harmonique des pleins et des vides en laissant en place l’armature géométrique initiale même amputée des parties exclues. Dans le cas d’un linéaire de rue comme celui de la rue Mallet-Stevens, la grande innovation de l’architecte fut de concilier deux données qui, dans le système haussmannien, toujours en usage à Paris, ne le sont pas : le strict respect d’un programme spécifique et l’unité volumétrique de la rue. On peut dans les rues haussmanniennes faire varier le style, pas la volumétrie. C’est l’inverse qui se produit rue Mallet-Stevens.
Toute défigurée qu’elle soit par des ravalements aux teintes mal assorties, par des menuiseries métalliques qui n’ont rien des modèles d’origine, écrasée par des surélévations intempestives, entourée, assaillie par de longues barres sans esprit, la rue Mallet-Stevens n’a pas tout perdu de son caractère premier : elle reste une rue. Dans ce programme il ne s’agissait pas pour l’architecte de réaliser un certain nombre de villas modernes, mais bien d’aborder le problème de la ville qui, dans le Paris intra-muros, est celui de la rue. La rue Mallet-Stevens a des caractéristiques qui accusent sa linéarité, assez courte, il est vrai. Celle-ci est marquée par le soubassement en ciment formant des dentelures ombrées horizontales qui courent tout au long de la rue. Il est souligné par le parterre de gazon et de petits arbustes, régulièrement espacés, qui bordent les immeubles de part et d’autre. Les grillages qui les protègent, les réverbères qui éclairent la rue, dessinés autrefois par Mallet-Stevens — ils ont été changés depuis — les portes de garage semblables affirment l’unité de la rue. Mais ce n’est pas la « rue corridor ». Les bâtiments ne sont pas alignés et ajustés sur le gabarit. La maison de Monsieur Dreyfus, le banquier qui a fait le montage financier de l’opération, n’est pas parallèle à la rue, mais perpendiculaire. Elle a donc deux côtés aveugles. Elle se présente alors sur la rue par son flanc et se continue en façade, ouvrant sur le retour de la maison de Madame Allatini, qui de son côté, fait retraite en une vaste terrasse au-dessus du rez-de-chaussée, laissant pénétrer air et lumière sur la façade de Monsieur Dreyfus. Des arrangements de ce genre. établissant un certain équilibre entre les parties bâties et les espaces laissés à la verdure, sont caractéristiques de la recherche de Mallet-Stevens. Il est d’autant plus regrettable que la prolifération végétale, non élaguée, ait transformé la rue en un sous-bois, romantique, certes, mais qui cache l’architecture et détruit l’ordonnance de la rue. La rue Mallet-Stevens est une proposition alternative au système répétitif des barres où les logements se développent horizontalement. Ceux de la rue Mallet-Stevens se distribuent à la verticale, un peu comme ceux de Horta à Bruxelles. La disposition horizontale conduit à l’uniformité, la disposition verticale tend à la singularité. Dans la rue qui porte son nom, Mallet-Stevens a su conjuguer les deux systèmes. L’organisation verticale des activités est exprimée en façade, transcrivant la coupe. La maison des frères Martel, sculpteurs, abrite un atelier dont la verrière apparaît en façade, et deux familles dont les appartements sont distribués à des demi-niveaux successifs à partir du même escalier. Le programme de chacun était singulier.
Tout l’art de l’architecte a été de le respecter, à l’intérieur de l’ordonnance qu’il impose à la rue au moyen de la géométrie. Les dessins des élévations de la rue, quoique de petite taille, montrent qu’un ordre général basé sur des demi-cercles couvre l’ensemble des façades d’une extrémité à l’autre de la rue. Les parcelles sont séparées par des murs verticaux montant de fond. L’ordonnance géométrique de chaque façade ménage un motif créant une symétrie, généralement par groupement des baies. Ces motifs ne sont pas répétitifs. Les parties hautes, coupées de terrasses et de souches de cheminées, forment un jeu d’horizontales et de verticales créant une continuité de vision d’un côté à l’autre de la rue. Celle-ci n’entre ainsi dans aucune typologie traditionnelle. Elle n’est ni haussmannienne ni pavillonnaire. Entre l’îlot et la barre, la rue corridor et la tour, Mallet-Stevens a cherché et trouvé une solution moderne, « de son temps », s’insérant sans le violenter dans le tissu urbain et y introduisant un nouvel art de vivre. L’organisation verticale lui donne sa spécificité. Peut-être Mallet-Stevens garde-t-il le souvenir de maisons qu’il a habitées dans sa jeunesse, celle de Maisons-Laffitte et l’hôtel de la rue de Naples à Paris. Dans un cas comme dans l’autre, l’escalier central jouait un grand rôle familial. À propos de la rue Mallet-Stevens, que penser des jugements contradictoires de Richard Becherer et de Siegfried Giedion ? Pour le premier, comment ne pas dire l’intérêt que l’on a devant nombre de précisions et de détails inconnus qu’il révèle, ainsi que dans la rigueur de sa démonstration ? La défense de la monumentalité de la rue aurait certainement plu à Mallet-Stevens, parce que, bien sûr, il avait recherché une certaine ordonnance et que, d’autre part, il se plaignait souvent de ces « taudis pour riches », selon son expression, stigmatisant ainsi ces constructions coûteuses dont le prix des matériaux ne pouvait cacher l’indigence créatrice. L’opinion de Giedion sur Mallet-Stevens est connue, induite a priori à partir d’un certain déterminisme historique. On ne peut que s’étonner cependant qu’un historien aussi averti des architectures anciennes, de l’architecture pharaonique en particulier, qui a décrit dans son livre : La Naissance de l’Architecture l’usage des tracés géométriques, du nombre d’or, des significations des carroyages des peintres, n’ait pas été sensible à une architecture dont le but était « d’être de son temps », tout en se basant sur des systèmes de proportions qui n’ont pas d’âge. Et s’il existe une construction, contemporaine à deux ans près, de la rue Mallet-Stevens, à loyer modéré, qui vienne à l’esprit, c’est le Karl Marx Hof de Karl Ehn à Vienne, auquel on ne peut pas dénier une certaine monumentalité.
La villa de Monsieur Cavrois à Croix, construite par Mallet-Stevens en 1932, est l’aboutissement d’une recherche plastique dans la ligne de la « villa de 1924 » et de la rue Mallet-Stevens. Elle offre pour l’historien un intérêt particulier : Mallet-Stevens a explicité le tracé géométrique à partir duquel elle se développe. Il présente la composition de la façade Nord qui est construite sur une symétrie parfaite des haies, passées à l’encre noire pour être plus lisibles. L’axe de symétrie se superpose à l’axe de la porte qui dessine elle-même un carré parfait, la verticale de la tour déporte la composition vers l’aile droite, plus courte que la gauche. La symétrie générale est rachetée par le jeu des terrasses et les deux escaliers latéraux symétriques sur lesquels s’arrête le tracé. Certes, sur le site, la façade n’est pas vue en géométral et le tracé n’est pas dessiné sur le mur, mais le jeu des proportions se perçoit inconsciemment. D’un point de vue théorique, une des questions les plus pertinentes à propos du mode de composition de Mallet-Stevens a été posée par Le Corbusier dans son article — élogieux pour son confrère — du n° 23 de L’Esprit Nouveau, et à la fin duquel il émet une réserve sur les travaux des élèves de Mallet-Stevens, mais s’adressant aussi au maître : « On peut certes affirmer qu’il a l’amour des formes, écrit Le Corbusier parlant de Mallet-Stevens, et si l’on voulait quelque peu chicaner on dirait même qu’il les aime tant qu’il en met trop. Après cette première floraison à laquelle on assiste ici, de formes multiples pressées les unes contre les autres… viendra le temps où l’on se rendra compte que la lumière est plus généreuse sur un prisme simple… l’on saura qu’un entier vaut mieux que cinq ou dix parties. »
En 1924, la rue Mallet-Stevens n’était pas construite, la villa Cavrois non plus et Le Corbusier voyant la maquette de la « villa de 1924 », dont il publie la photo en tête de son article de L’Esprit Nouveau, pense à une accumulation de prismes et de plans tels que Rietveld ou Van Doesburg, les composaient : cinq ou dix parties. On peut cependant penser que la « villa de 1924 » n’est pas le résultat d’une accumulation de parties, mais au contraire, ce qui reste d’un unique cube après épannelage de tous les volumes excédant les besoins et les contraintes du programme. La façade, dans sa partie centrale, symétrique, est fixe. En revanche, les deux ailes et les superstructures sont découpées, suivant la grille géométrique, en fonction des besoins. Le cube-enveloppe peut-être épannelé dans les trois directions de l’espace, conservant ses liaisons géométriques. Il ne s’agit plus alors d’une addition de parties autonomes, mais d’un bloc unique polyédrique. On est ainsi conduit à penser que la « villa de 1924 » est une maquette expérimentale polyvalente, partant du cube, et s’élaborant sur les trois dimensions suivant les exigences des prospects, du programme, des règlements. C’est en tout cas le principe et la méthode qui semblent avoir été utilisés rue Mallet-Stevens. Le réseau géométrique qui sous-tend l’ensemble des façades et des plans n’a rien d’un graticulage à la Durand. C’est un réseau complexe où le cercle génère des rapports V2 et V3 ainsi que le montre le réseau utilisé et explicité par Mallet-Stevens sur la façade de la villa Cavrois à Croix.
C’est le même procédé qu’utilisaient les architectes de la Renaissance, Palladio en particulier. L’antique méthode des tracés régulateurs a été appliquée par Mallet-Stevens à des programmes aussi complexes que celui du château de Poiret à Mézy ou aussi délicats que celui du palais de l’Électricité à l’exposition de 1937, en raison de son plan curviligne. Sans doute est-ce là l’origine de la « monumentalité » des réalisations de Mallet-Stevens, celle-ci étant le résultat des proportions et du style.
François Hébert-Stevens, in Jean-François Pinchon (sous la direction de), Rob Mallet Stevens. Architecture, mobilier, décoration, Philippe Sers, Vilo, Paris 1986
[…] Malgré la désignation d’architecte du mouvement moderne, on dira de Mallet-Stevens qu’il n’exploite pas le plein potentiel des matériaux et des techniques nouvelles et qu’il porte uniquement son attention aux formes (Centre Pompidou, 2005, p.17). En parlant de son intérêt pour celles-ci et malgré une grande admiration envers son confrère, Le Corbusier dira de lui : « On peut certes affirmer qu’il a l’amour des formes, et si l’on voulait quelque peu chicaner on dirait même qu’il les aime tant qu’il en met trop. Après cette première floraison à laquelle on assiste ici (en parlant de ses étudiants), de formes multiples pressées les unes contre les autres… viendra le temps où l’on se rendra compte que la lumière est plus généreuse sur un prisme simple… l’on saura qu’un entier vaut mieux que cinq ou dix parties. » (Hébert-Stevens, https://designluminy.com/robert-mallet-stevens-la-theorie-architecturale-et-la-geometrie/) […]