Au début des années 1920, le couturier Paul Poiret fait l’acquisition d’un vaste terrain dans les Yvelines pour y installer sa résidence principale, destinée à accueillir sa retraite future. « Entre Paris et le Havre, un mur d’argile et de craie accompagne la Seine à travers tous ses méandres capricieux. Cette crête blanche et rocheuse est couronnée, en maintes places, par un bois hirsute, à l’abri duquel j’ai assis ma fière maison, en aval de Meulan, au-dessus d’un petit pays accroché à flanc de coteau qu’on appelle Mézy. »
Quel architecte pour Mézy ? Avant-guerre, Paul Poiret a déjà sollicité Louis Süe, qui avait installé en 1909 les salons du couturier avenue d’Antin. En 1916-1917, il a fait appel à Le Corbusier pour une villa destinée à sa famille, située à Bormes-les-Mimosas et restée à l’état d’esquisse. En pourparlers avec Auguste Perret, le couturier choisira finalement Robert Mallet-Stevens, peu de temps avant que ce dernier ne commence le projet pour Charles de Noailles. Est-ce au sein des cercles d’artistes décorateurs que Poiret a rencontré Mallet-Stevens — qui jusqu’alors n’avait jamais construit —, ou dans le milieu des cinéastes modernes que fréquentait l’architecte ?
Dans ses mémoires, Paul Poiret ne donne pas beaucoup de détails sur le programme de son château. On sait peu de choses de ses attentes : pas d’usage professionnel, mais une maison à la campagne pour une famille de trois enfants ; en limite de la propriété, la maison du gardien, couplée au garage ; plus loin, la demeure, calée sur un socle saillant. Mallet-Stevens l’organise horizontalement autour d’un patio, au fond duquel se trouve l’entrée. À l’ouest, l’aile des services adossée à la pente regroupe sur deux niveaux la cuisine, la « salle des gens » et les six chambres des domestiques. Dominant la vallée de la Seine, les espaces de réception occupent l’équerre sud-est du plan : la salle à manger, et le hall en double hauteur, qui structure l’ensemble du bâtiment et s’articule avec l’escalier principal et le vestibule entrée. Puis vient la galerie, sorte de salon intime. En prolongement de l’aile est se trouvent, successivement, les appartements de Monsieur (bureau et chambre) et ceux de Madame (chambre et boudoir à l’extrémité est de la maison). Au premier étage, les chambres d’amis — autonomes, grâce à un escalier extérieur —, et les chambres des enfants se partagent les espaces de part et d’autre du vide formé par la double hauteur du hall. Au-dessus de ce dernier, la tour de la cage d’escalier se prolonge vers un troisième niveau et donne accès à un belvédère abrité sous un auvent, depuis lequel le regard porte jusqu’à Paris.
Le chantier débute en 1922. En juin 1923, alors que seul le gros œuvre est terminé, Le Bulletin de la vie artistique fait état de l’arrêt du chantier et du devenir incertain du projet. Il déplore « qu’un amateur illustre ait pu ajourner la continuation du véritable château moderne qu’élevait pour lui, non loin de Paris, M. Rob Mallet-Stevens ». Fin 1926, Paul Poiret étant en faillite, Mallet-Stevens publie les photographies du bâtiment inachevé dans les Cahiers d’art, puis en 1927 dans L’Architecture vivante. Ces clichés, qu’il date de 1924, constituent, avec quelques dessins d’exécution du gros œuvre, l’essentiel des sources pour ce projet. Ce sont ces mêmes photographies qui seront ensuite publiées par l’architecte chez Charles Massin en 1930.
Elles mettent paradoxalement en valeur, à travers l’image d’une des premières « ruines modernes », les principes cubistes de la villa, dont l’état d’inachèvement renforce l’aspect monolithique de la construction et l’écriture formelle de l’architecte.
Ainsi dématérialisé, le bâtiment se prête à une lecture essentiellement plastique des volumes, dont les effets de masse et d’évidement suscitent la fascination du commanditaire : « Tous mes matériaux avaient été portés à pied d’œuvre et la maison était sortie du sol comme une plante vivace par les soins du prestigieux architecte qu’est Mallet-Stevens. Elle était toute blanche, pure, majestueuse, et un peu provocante, comme un lys […]. Où pouvais-je abriter ma fuite, sinon dans ce coin clair et riant d’Île-de-France ? La maison était inhabitable, mais la maison du garde pouvait convenir à la modestie de mes besoins. Elle se composait de deux chambres, d’une salle à manger, d’une cuisine, d’un garage et d’une niche à chien. On pouvait se tailler un bonheur dans ce cube de ciment armé. »
Dans ses écrits, Mallet-Stevens affirme que le béton armé est le matériau le plus à même de mettre en œuvre « l’art essentiellement géométrique » qu’est pour lui l’architecture. Cependant, les images du chantier de Mézy révèlent, sous l’apparence monolithique, une construction plus traditionnelle. En fait, un enduit épais recouvre la maçonnerie de moellons et de briques et rend homogène l’aspect de la façade. L’usage du béton armé est limité à certains linteaux et aux porte-à-faux qui prolongent l’habitation sur les toits-terrasses. Plus qu’un propos sur la construction, le discours de Mallet-Stevens met en relief le processus par lequel un matériau « fait image ». Tout semble se passer comme si l’architecte construisait un imaginaire formel depuis les modes de production en béton armé qu’il envisage, sans être effectivement en mesure de le concrétiser. Si le château de Paul Poiret fait figure de prototype, c’est dans la mise en application à grande échelle des principes architectoniques que, jusqu’alors, Mallet-Stevens n’avait définis qu’au travers de ses travaux théoriques. « Surfaces unies, arrêtes vives, courbes nettes, matières polies, angles droits ; clarté, ordre. C’est ma maison logique et géométrique de demain. » L’étagement et le déboîtement des volumes sont déjà familiers du vocabulaire de l’architecte. Leur mise en œuvre révèle l’usage d’une trame rigoureuse, qui détermine l’ordonnancement des percements, ainsi que le dessin du pavage du patio. En outre, ce dernier laisse supposer l’existence d’un tracé régulateur, qui unifie par la diagonale les trois ailes de la construction. C’est certainement dans le grand hall que la structuration du cube à partir de ses diagonales est la plus manifeste.
L’édifice inachevé resta à l’abandon pendant plusieurs années, avant d’être racheté vers 1933 par Elvire Popesco. L’artiste dramatique acquiert le château de Mézy par l’intermédiaire du frère de Mallet-Stevens. C’est donc tout naturellement à ce dernier qu’elle s’adresse pour achever la construction de la villa et en conforter l’usage domestique. Les différents documents datés de 1938-1939, portant le nom de la cliente en cartouche, montrent une étape ultérieure de l’élaboration du projet avec l’apparition du second œuvre, notamment les menuiseries. Les travaux envisagés ne pourront être menés à bien par Mallet-Stevens, celui-ci s’étant réfugié avec son épouse dans le Sud-Ouest après la déclaration des hostilités en 1939. C’est finalement un autre architecte, Paul Boyer, qui achèvera les travaux après-guerre, en modifiant le projet initial.
Aurélien Lemonier