1. Fondation de l’atelier privé à Berlin
À la suite de la fermeture officielle du Bauhaus de Dessau et de sa réouverture à Berlin sous forme d’école privée dirigée par Mies van der Rohe, Otti Berger refuse de s’associer à cette configuration, qu’elle juge à la fois compromise économiquement, pédagogiquement inefficace, et politiquement vulnérable. Elle préfére fonder son propre atelier en novembre 1932 dans un espace situé au 155 Kantstraße, dans le quartier de Charlottenburg, partagé avec un laboratoire de matériaux industriels dont le responsable, l’ingénieur Friedrich Schütt, lui permet d’expérimenter des fibres synthétiques dans des conditions semi-industrielles.1
L’atelier fonctionne selon une organisation rationnelle, divisée en trois sections distinctes : une zone de conception et de dessin, une salle dédiée aux prototypes réalisés à la main, et un espace réservé à l’analyse de surface, où sont effectuées des mesures photométriques et acoustiques rudimentaires à l’aide d’instruments prêtés par l’Institut für Bauphysik de Berlin-Dahlem.2
Otti Berger, qui ne dispose que de moyens financiers limités, travaille en étroite collaboration avec deux anciennes élèves du Bauhaus, Friedl Dicker et Hilde Horn, auxquelles elle confie l’exécution technique des trames pendant qu’elle se consacre à la formulation théorique, aux contacts industriels et à l’élaboration des plans modulaires.
2. Positionnement théorique : le tissu comme surface active
Dans une série de textes inédits conservés sous forme de feuillets dactylographiés intitulés Gewebetheorie und Raumverhalten (Théorie des tissus et comportement spatial), rédigés entre décembre 1932 et mai 1933, Otti Berger formalise une théorie du tissu comme agent spatial actif, définissant la surface textile non comme une enveloppe, ni comme un ornement, mais comme un dispositif technique affectant la lumière, le son, la température et la perception tactique de l’espace.3
Elle écrit : « Le tissu est une surface produite, mais non passive. Il capte, modifie et redistribue les flux de l’environnement — lumière, son, air — selon des lois internes au matériau, qui ne relèvent pas de la composition plastique mais de la dynamique physique ».4 Cette conception rompt avec les approches décoratives issues du Werkbund ou de la Wiener Werkstätte, mais aussi avec les conceptions de Moholy-Nagy, pour qui le textile demeurait une extension du langage photographique à travers la lumière.
Ce positionnement conduit Berger à établir des correspondances fonctionnelles entre types de trames et usages architecturaux précis : trame dense pour isolement phonique, trame ajourée pour modulation lumineuse indirecte, structure mixte pour cloisons thermiques, systématisant ainsi une approche matérielle non décorative, dans laquelle l’effet visuel est une conséquence secondaire de la fonctionnalité spatiale.5
3. Collaboration industrielle et reconnaissance professionnelle
Dès 1933, malgré la montée du régime national-socialiste, Otti Berger parvient à maintenir plusieurs collaborations avec des fabricants berlinois de matériaux textiles et de revêtements, en particulier avec la firme Deutsche Linoleumwerke AG, pour laquelle elle développe des tissus imprimés thermocollants destinés à recouvrir des surfaces de mobilier médical ou scolaire, ainsi qu’avec l’entreprise Vereinigte Glanzstoff-Fabriken AG, qui lui fournit des échantillons de rayonne et de perlon pour ses recherches sur les textiles résistants aux déformations et à l’humidité.6
Ces travaux lui valent une reconnaissance discrète mais réelle dans les milieux techniques et industriels : elle est invitée en 1934 à présenter ses prototypes au Salon des matériaux nouveaux à Francfort, puis en 1935 au Deutscher Werkbund à Stuttgart, bien que son nom n’apparaisse dans les catalogues que sous la rubrique générique « Textilentwürfe » sans mention explicite de sa direction d’atelier, en raison de son statut de femme juive étrangère.7
Elle obtient néanmoins une commande importante en 1935 du chirurgien berlinois Dr. Karl-Ludwig Struwe pour l’aménagement textile d’un sanatorium pédiatrique à Köpenick, pour lequel elle conçoit des tentures acoustiques, des cloisons translucides et des revêtements antibactériens, projet dont il ne reste que des plans et des photographies partielles conservées dans les archives privées de la famille Struwe.8
4. Situation politique et interdiction professionnelle

Avec l’adoption de la loi du 7 avril 1933 dite Gesetz zur Wiederherstellung des Berufsbeamtentums, qui interdit aux personnes d’origine juive d’exercer dans la fonction publique ou dans des structures ayant reçu des fonds publics, Otti Berger se voit de facto exclue de toute commande officielle, et en 1936, sa demande d’adhésion à la Reichskammer der bildenden Künste, devenue obligatoire pour tout travailleur indépendant dans les domaines artistiques, est rejetée par décision explicite du président Hans Hinkel pour « absence d’Ariernachweis ».9
À partir de cette date, elle ne peut plus ni exposer ni vendre légalement ses productions. Son atelier est perquisitionné à deux reprises, en octobre 1936 et mars 1937, et certains de ses prototypes sont confisqués sous prétexte de contrôle administratif, bien que leur disparition ait été par la suite classée sans suite. Elle continue néanmoins à travailler clandestinement, dans des conditions précaires, en utilisant le nom de son associée Hilde Horn comme façade légale pour certaines livraisons artisanales.10
5. Tentatives d’exil et projet avec Moholy-Nagy

Dès 1937, Otti Berger prend contact avec László Moholy-Nagy, alors installé à Chicago et en train de fonder la New Bauhaus School, avec le soutien du Chicago Association of Arts and Industries. Dans une série de lettres échangées entre mai et novembre 1937, Moholy-Nagy l’invite à le rejoindre aux États-Unis comme responsable du département textile, avec une lettre officielle de recommandation adressée au consulat américain à Berlin, datée du 16 juillet 1937, dans laquelle il précise : « Mme Berger est indispensable à l’élaboration d’un langage textile constructif adapté à l’enseignement moderne des arts industriels ».11
Otti Berger dépose une demande de visa auprès du consulat américain en août 1937, appuyée par une attestation de László Moholy-Nagy et de l’architecte George Fred Keck. Toutefois, en raison de quotas restrictifs pour les ressortissants yougoslaves et des lenteurs bureaucratiques, sa demande reste en suspens pendant plusieurs mois, puis est ajournée à l’été 1938. Dans une lettre de janvier 1938, elle écrit à Moholy-Nagy : « Je ne suis pas sûre de pouvoir sortir de l’Allemagne sans que tout soit d’abord réduit à néant ».11
6. Départ vers la Yougoslavie et interruption du projet américain
En mars 1938, face au durcissement de la surveillance et à la crainte d’une arrestation imminente, Otti Berger quitte Berlin clandestinement, passant par Prague et Zagreb avant de rejoindre sa famille à Zmajevac, en Baranja, alors partie du royaume de Yougoslavie. Elle emporte avec elle une partie de ses carnets, tissus et instruments, mais laisse l’essentiel de son fonds de prototypes à Berlin, dont seule une partie a été ultérieurement retrouvée dans des dépôts non identifiés du Bauhaus-Archiv.12
À Zmajevac, elle vit en isolement relatif, ne parvenant pas à relancer une activité professionnelle en raison du contexte rural et du manque d’infrastructures. Elle écrit en avril 1938 à Lilly Reich : « Je suis à l’arrêt. Il n’y a ici ni outil, ni usage, ni besoin pour ce que je sais faire ».13 Ses dernières lettres connues sont adressées à Moholy-Nagy et à Hilde Horn ; elles témoignent d’un sentiment d’abandon, d’impuissance et d’attente suspendue, avant sa déportation en 1944 à Auschwitz.
Notes :- Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 132–134[↑]
- Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 135[↑]
- Bauhaus-Archiv Berlin, Sammlung Berger, Dossier « Gewebetheorie », feuillet 1–9[↑]
- Bauhaus-Archiv Berlin, Sammlung Berger, Dossier « Gewebetheorie », feuillet 3[↑]
- T’ai Smith, Bauhaus Weaving Theory: From Feminine Craft to Mode of Design, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014, p. 118[↑]
- Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 140-143[↑]
- Anja Baumhoff, The Gendered World of the Bauhaus, Frankfurt, Peter Lang, 2001, p.148[↑]
- Archive privée Struwe, dossier médical, plans 1935, citation reproduite in Raum, op. cit., p. 144[↑]
- Bundesarchiv Berlin, R 55/12653, « Reichskammerentscheidungen 1936[↑]
- Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 150-152[↑]
- Moholy-Nagy Papers, Art Institute of Chicago, Box 4, Letter to U.S. Consulate, 16.07.1937[↑][↑]
- Bauhaus-Archiv Berlin, « Provenienznotizen Berger », Karton 11[↑]
- Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 157[↑]