Design Luminy Otti-Berger-22C.S.P.-Pattern-Fabric-Samples22 Otti BERGER – Partie 4/4 – Positionnement Artistique et collaborations Histoire du design Motif & Ornement Références Textes  Design Marseille Enseignement Luminy Master Licence DNAP+Design DNA+Design DNSEP+Design Beaux-arts

1. Réseaux personnels et collaborations professionnelles

Otti Berger maintient, tout au long de sa trajectoire de formation puis d’exercice professionnel, un rapport ambivalent aux institutions artistiques et aux réseaux qui structurent le champ moderniste en Europe centrale entre 1925 et 1938, rapport marqué d’un côté par une volonté d’affirmation individuelle dans le champ du design textile et, de l’autre, par une marginalisation structurelle liée à sa condition de femme, d’étrangère et de juive dans les environnements artistiques dominés par des hiérarchies masculines et nationalement définies.1

Si sa première insertion dans le milieu d’avant-garde s’effectue dans le cadre du Bauhaus de Dessau, c’est toutefois à travers ses relations avec les figures féminines de l’école — en particulier Gunta Stölzl, Benita Koch-Otte et Lilly Reich — qu’elle trouve des modèles de structuration autonome du champ textile comme discipline fonctionnelle et théorique.2

Sa correspondance avec Stölzl, aujourd’hui partiellement conservée à la Zentralbibliothek Zürich, atteste d’un échange constant sur les évolutions techniques de la trame, sur la place du textile dans l’architecture intérieure, ainsi que sur les modalités pratiques de survie économique à l’intérieur d’un marché dominé par l’industrie masculine.3

La relation avec Lilly Reich est d’une autre nature : plus distante, elle s’articule essentiellement autour d’échanges professionnels, en particulier à propos de commandes provenant de clients industriels. Lilly Reich, collaboratrice étroite de Mies van der Rohe, maintient avec Berger une correspondance où se mêlent réticence et reconnaissance, comme en témoigne une lettre du 2 mars 1931, où elle écrit : « Vous êtes sans doute l’une des seules qui aient su tirer le textile hors du domaine de la couleur pour l’amener vers celui de la structure.4

Otti Berger entretient en revanche des relations plus conflictuelles avec plusieurs figures masculines du Bauhaus ou de son entourage. Son rapport avec László Moholy-Nagy, bien qu’intellectuellement fondé sur une admiration réciproque, se double d’une inégalité de traitement institutionnelle manifeste, Moholy-Nagy n’ayant jamais proposé à Berger de poste d’enseignement durant son passage au Bauhaus, bien qu’il ait soutenu ultérieurement sa candidature au New Bauhaus de Chicago. De même, ses échanges avec Josef Albers, directeur du Bauhaus Berlin en 1932–1933, montrent des tensions sur l’attribution des crédits collectifs et la reconnaissance des contributions spécifiques dans les projets pédagogiques.5

2. Position face aux avant-gardes et au modernisme fonctionnel

L’appartenance d’Otti Berger au champ moderniste ne doit pas être interprétée comme une adhésion pleine et entière à ses postulats fonctionnalistes ou techno-optimistes. Elle adopte au contraire une posture critique à l’égard de plusieurs courants dominants dans l’architecture et le design de son époque, notamment en ce qui concerne le réductionnisme formel, l’abstraction géométrique systématisée et l’effacement de la matérialité sensible au profit de modules standardisés.

Dans un fragment de texte intitulé Über Stoff und Raum, rédigé à Berlin en 1935, elle écrit : « L’abstraction moderne oublie trop souvent la densité spécifique des matières, leur comportement différentiel face à la lumière, au toucher, à l’usage. Le module n’est pas un absolu ; il est une fiction géométrique utile mais secondaire. Le textile, lui, ne se module pas, il résiste ».6

Ce type de formulation, qui critique implicitement les positions défendues par le Cercle de Vienne, par Theo van Doesburg ou par les tenants les plus dogmatiques du rationalisme allemand, inscrit Berger dans une position nuancée par rapport au modernisme canonique.

Elle se montre également distante vis-à-vis de la tendance architectonique du textile promue par certains architectes du Neues Bauen, en particulier Richard Döcker ou Bruno Taut, qui envisagent le tissu avant tout comme un revêtement coloré ou une membrane technique, sans considération pour sa capacité à produire un espace sensoriel spécifique. Berger refuse cette instrumentalisation unidimensionnelle du textile et revendique pour celui-ci une autonomie matérielle et théorique, qu’elle développe notamment dans ses échanges avec Hilde Horn autour de l’idée de « surface active », déjà formulée dans ses travaux de 1932–1933.7

3. Circulations artistiques et frontières institutionnelles

L’itinéraire de Berger s’inscrit dans un espace transnational structuré par des circulations complexes entre écoles, expositions, revues et institutions artistiques. Toutefois, en tant que citoyenne yougoslave, femme et juive, elle se trouve à la marge de plusieurs dispositifs de reconnaissance institutionnelle. Ainsi, bien qu’elle ait été formellement affiliée au Bauhaus et ait produit des œuvres pour des salons industriels allemands, elle ne figure dans aucun annuaire officiel du Werkbund ni dans les catalogues des grandes expositions de design allemand des années 1930, à l’exception de mentions génériques non individualisées.

Elle tente à plusieurs reprises d’exposer ses travaux dans des contextes internationaux, notamment à la Triennale de Milan de 1933, mais se heurte à des refus administratifs liés à l’absence de représentation nationale cohérente de la Yougoslavie dans ces événements, ainsi qu’à l’inexistence de réseaux de promotion pour les artistes textiles indépendants dans les Balkans.8

En 1936, elle sollicite sans succès une bourse de recherche auprès du British Council pour un projet sur les textiles synthétiques dans l’architecture scolaire, en collaboration avec l’architecte Wells Coates, proposition rejetée sans justification formelle.9

L’effacement d’Otti Berger n’est donc pas le fruit d’une exclusion brutale ou unique, mais le résultat d’une superposition de seuils d’accès différenciés — genre, nationalité, discipline, religion — qui l’empêchent de figurer pleinement dans le champ de visibilité moderniste, alors même qu’elle en constitue l’un des acteurs les plus avancés dans le domaine textile.

4. Réception posthume et réintégration dans l’histoire du Bauhaus

L’oubli relatif dont Otti Berger a été l’objet après sa déportation en 1944 n’est pas uniquement lié aux circonstances de sa disparition, mais aussi à la position marginale du textile dans les récits dominants sur le Bauhaus, centrés sur l’architecture, la typographie ou la photographie. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que son nom commence à réapparaître dans des publications spécialisées, d’abord en marge, puis progressivement au centre des recherches sur les femmes du Bauhaus.

Le premier travail monographique substantiel sur Berger est celui de Magdalena Droste, qui la mentionne brièvement dans Bauhaus 1919–1933 (1986), avant que ses contributions ne soient davantage explorées par Anja Baumhoff dans The Gendered World of the Bauhaus (2001), puis de manière plus approfondie par Judith Raum dans Otti Berger : Weaving for Modernist Architecture (2023), ouvrage qui reconstitue ses réseaux, ses écrits, ses œuvres textiles et son atelier à Berlin à partir d’archives dispersées.

Parallèlement, plusieurs expositions collectives ont intégré ses travaux à de nouvelles expositions du Bauhaus, notamment « Bauhaus: Art as Life » (Barbican, Londres, 2012), « Textiles of the Bauhaus » (Museum für Gestaltung, Zurich, 2016) ou « Otti Berger and the Modern Textile Laboratory » (Berlinische Galerie, 2023). Ces réévaluations s’inscrivent dans un mouvement plus large de réinscription des pratiques textiles dans l’histoire de la modernité, en opposition à leur assignation historique au domaine domestique, féminin ou décoratif.

5. Conclusion : une position théorique et historique singulière

La trajectoire d’Otti Berger ne se laisse pas réduire à celle d’une artiste victime du nazisme ou d’une figure féminine marginalisée dans un monde masculin. Elle constitue au contraire un exemple d’autonomisation théorique dans un champ technique et artistique historiquement sous-estimé. Par son insistance sur la matérialité comme vecteur d’espace, par son refus du formalisme abstrait, par sa tentative de constituer une science textile ancrée dans la physique appliquée, Otti Berger déplace les frontières du modernisme depuis un point périphérique mais rigoureusement construit.

Design Luminy 81zMpGBYM2L._SL1500_5000x-2 Otti BERGER – Partie 4/4 – Positionnement Artistique et collaborations Histoire du design Motif & Ornement Références Textes  Design Marseille Enseignement Luminy Master Licence DNAP+Design DNA+Design DNSEP+Design Beaux-arts

Notes :
  1. Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 179–183[]
  2. Magdalena Droste, Bauhaus 1919–1933, Cologne, Taschen, 2006, p. 201–203[]
  3. Zentralbibliothek Zürich, Nachlass Stölzl, Briefwechsel mit Otti Berger, 1930–1936[]
  4. Lilly Reich, Brief an O. Berger, 02.03.1931, reproduit in Raum, op. cit., p. 186[]
  5. Anja Baumhoff, The Gendered World of the Bauhaus, Frankfurt, Lang, 2001, p. 94[]
  6. Bauhaus-Archiv Berlin, Sammlung Berger, Dokument « Über Stoff und Raum », 1935[]
  7. Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 191–195[]
  8. Milan Triennale Archive, Correspondance Otti Berger, dossier non classé, lettre de refus du Commissariat yougoslave, 20.01.1933[]
  9. British Council Archives, London, Grant Application File No. 3120/36, Otti Berger, rejected 14.07.1936.[]