Otti BERGER – Partie 2/4 –Travail au Bauhaus 1930-32
1. Contexte historique
Lorsque Ludwig Mies van der Rohe est nommé directeur du Bauhaus en août 1930 par décision du conseil municipal de Dessau, qui avait auparavant exigé la démission de Hannes Meyer sous l’accusation de radicalisme politique et de subversion pédagogique, l’école connaît une réorientation immédiate de ses finalités pédagogiques, organisationnelles et esthétiques, substituant à la logique collective, fonctionnaliste et marxiste prônée par Meyer une direction centralisée, articulée autour de l’architecture comme discipline dominante et de l’esthétique moderniste comme paradigme normatif.1

Sous cette nouvelle direction, Otti Berger, alors déjà reconnue pour ses compétences techniques dans l’atelier de tissage, est maintenue dans ses fonctions pratiques mais ne reçoit aucun titre professoral officiel, bien que ses responsabilités pédagogiques et expérimentales s’intensifient ; elle devient de fait l’assistante principale de l’atelier textile, travaillant directement aux côtés de Lilly Reich, chargée de coordonner l’atelier sur instruction de Mies, ce qui positionne Berger dans une situation sans reconnaissance administrative.2
Cette configuration reflète la double logique de l’époque : d’une part, la valorisation des compétences concrètes dès lors qu’elles servent les ambitions productives de l’institution, et d’autre part, le maintien de structures de pouvoir excluant en grande partier les femmes, les étrangers et les figures marginales du cercle moderniste central, composé alors principalement de Mies van der Rohe, Lilly Reich, Josef Albers, Ludwig Hilberseimer et Wassily Kandinsky.
2. Projets de tissus : techniques, objectifs, usages
À partir de 1930, Berger oriente son travail vers l’élaboration de textiles destinés à des usages architecturaux précis, en intégrant des matériaux industriels tels que le cellophane, le fil métallique, la viscose et les fibres de rayonne, avec pour objectif de produire des surfaces textiles capables de répondre à des contraintes optiques (transparence, modulation lumineuse), thermiques (isolation), acoustiques (absorption du son) ou hygiéniques (résistance à l’humidité ou à la poussière). 3

Les séries d’échantillons réalisés en 1931, conservés dans le fonds textile du Bauhaus-Archiv à Berlin, comprennent notamment des tissus à double trame, dans lesquels les bandes de cellophane tissées avec des fils de lin produisent des effets de diffraction lumineuse volontairement contrôlés, destinés à des cloisons mobiles ou des rideaux architecturaux à effet optique spécifique, comme dans le prototype intitulé Gewebe mit Lichtmodulation (1931), jamais commercialisé mais exposé dans des salons industriels à Leipzig. 4
Selon T’ai Smith, « Otti Berger aborde le tissage comme un processus technique à visée architectonique, dans lequel le tissu n’est pas conçu comme décoratif mais comme un élément constructif à part entière, relevant d’une logique modulaire, prévisible, et programmable, à l’instar de la brique ou du verre5 Ce positionnement place Berger dans une position théorique divergente de celle de Gunta Stölzl — qui voyait dans le tissu un espace de composition libre, plastique et colorée — et plus proche, dans la méthode, des pratiques systématiques mises en œuvre dans l’atelier de construction dirigé par Hilberseimer.
3. Enseignement et théorie : méthode et langage
Otti Berger développe au Bauhaus une pédagogie spécifique fondée sur une grammaire textile stricte, dont les fondements sont consignés dans des carnets manuscrits utilisés dans son enseignement, notamment les carnets IV et VI conservés au Bauhaus-Archiv, dans lesquels elle structure son approche autour de la répétition rythmique, de l’analyse des tensions, et de la modulation de surface.6
Dans ces textes, le motif n’est jamais une figure arbitraire, mais le produit d’une permutation réglée de paramètres matériels : épaisseur, densité, orientation du fil, et propriétés des matériaux. Elle y écrit : « Le tissu n’est pas une surface décorée mais une articulation complexe de lignes, tensions et surfaces qui doivent produire une réponse spatiale, optique et tactile déterminée ».7 Ce principe méthodologique la distingue explicitement de Josef Albers, dont les expérimentations perceptives en atelier préparatoire restaient, selon Berger, « trop théoriques, sans lien avec les usages concrets ou les contraintes industrielles ».8
Par contraste, ses échanges avec Lilly Reich témoignent d’un alignement profond sur des principes de rigueur constructive, d’économie matérielle et d’applicabilité industrielle. Dans une lettre de décembre 1931, Reich écrit à Berger : « Ce que tu fais est une forme de construction textile pure — c’est une architecture qui se plie et se tisse ».9
4. Industrialisation et standardisation expérimentale
À partir de 1931, Berger engage une série de collaborations avec plusieurs entreprises textiles allemandes, notamment le groupe Vereinigte Seidenwebereien Aktiengesellschaft (Société anonyme des tisserands de soie réunis), ainsi qu’avec des sociétés spécialisées dans les matériaux synthétiques comme IG Farben, afin d’éprouver la transposabilité de ses tissages expérimentaux à des conditions de production mécanisée.10
Ces projets incluent notamment le développement d’un tissu acoustique pour cloisonnement de bureau, d’un textile à opacité variable pour usage hospitalier, et de prototypes de tissus résistants aux moisissures pour espaces industriels humides. Aucun de ces produits ne fut réellement industrialisé avant 1933, mais les archives montrent des plans, devis et échanges techniques avec des ingénieurs de VESAG, attestant d’une collaboration effective.11
Dans un document daté d’octobre 1931, elle écrit : « La reproductibilité ne signifie pas répétition, mais prévisibilité fonctionnelle. Un tissu reproductible est un tissu dont le comportement dans l’espace est mesurable et programmable à chaque étape du tissage ».12 Cette approche s’inscrit à rebours de l’idéal artisanal défendu par Kandinsky dans ses cours de théorie, et entre en conflit direct avec la conception de l’objet textile comme œuvre expressive, typique de Moholy-Nagy ou de Stölzl.
5. Conflits internes et position marginalisée
Si Berger travaille directement avec Reich et bénéficie de la confiance technique de Mies van der Rohe pour des essais textiles liés à ses projets de pavillons, elle reste exclue des projets architecturaux majeurs et n’est jamais intégrée dans les collaborations structurantes du Bauhaus autour de l’acier, du verre ou du mobilier, notamment ceux dirigés par Marcel Breuer ou Lilly Reich à Stuttgart et Berlin. Elle critique ouvertement cette exclusion dans une note manuscrite, où elle écrit : « L’architecture moderne se méfie du textile car elle y voit un reste de mollesse, de domestique, alors que le tissu est un outil spatial rigoureux ».13
Ses relations avec Albers sont marquées par une divergence nette sur le statut du matériau : là où Albers, dans ses cours préparatoires, cherche à révéler la qualité perceptive et symbolique d’un matériau isolé, Berger insiste sur le matériau comme système de relations mécaniques et physiques, intégrables dans une structure plus vaste. Elle déplore également l’esthétisation pure des matériaux dans les compositions libres de Kandinsky, qualifiées par elle de « dérivées, sans lien avec les forces réelles ».13
6. Fermeture du Bauhaus et départ
Le 22 août 1932, le conseil municipal de Dessau, désormais dominé par les nationaux-socialistes, vote la fermeture administrative du Bauhaus. Le personnel est licencié, les ateliers démantelés, et l’école temporairement relocalisée à Berlin sous forme privée, sous la direction de Mies van der Rohe. Otti Berger, ne souhaitant pas s’associer à ce projet réduit et privé, quitte Dessau avec ses dossiers, échantillons et plans, et fonde son propre atelier à Berlin à l’automne 1932, dans un local partagé avec un laboratoire de matériaux de construction rue Kantstraße.14.

- Magdalena Droste, Bauhaus, 1919–1933, Cologne, Taschen, 2006, p. 164–166.[↑]
- Judith Raum, Otti Berger: Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 102[↑]
- T’ai Smith, Bauhaus Weaving Theory: From Feminine Craft to Mode of Design, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014, p. 92–94.[↑]
- Bauhaus-Archiv Berlin, Aktenbestand Otti Berger, Mappe 6, « Technischer Bericht über synthetische Gewebe », 1931.[↑]
- T’ai Smith, Bauhaus Weaving Theory: From Feminine Craft to Mode of Design, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014, p. 97.[↑]
- Harvard Art Museums, Otti Berger Sketchbooks, Collection 1999, Notizbuch IV.[↑]
- Judith Raum, Otti Berger : Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 111[↑]
- Judith Raum, Otti Berger : Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 112[↑]
- Lilly Reich Papers, Bauhaus-Archiv, Briefwechsel mit O. Berger, décembre 1931[↑]
- Anja Baumhoff, The Gendered World of the Bauhaus, Frankfurt, Peter Lang, 2001, p. 131.[↑]
- Bauhaus-Archiv Berlin, Dokumente zur Industriekooperation von O. Berger, 1931–1932.[↑]
- Judith Raum, Otti Berger : Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 120.[↑]
- Bauhaus-Archiv Berlin, Notizheft VII, O. Berger, « Über Textil in der Architektur », 1932.[↑][↑]
- Judith Raum, Otti Berger : Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Spector Books, 2023, p. 128[↑]