Ce manifeste paraît dans la brochure de la première exposition du Bauhaus, qui eut lieu à Weimar, de juillet à septembre 1923. Rédigé avec l’accord du conseil des maîtres par Oskar Schlemmer (né en 1888 à Stuttgart et décédé en 1943 à Baden-Baden), il est imprimé sans que le conseil ait pu en prendre connaissance, puis il est mis au pilon à cause de la phrase faisant du Bauhaus le lieu de rassemblement de tous ceux qui veulent bâtir la « cathédrale du socialisme ». Mais la mesure fut vaine. Quelques exemplaires non censurés de la brochure réussirent à circuler et firent au Bauhaus une réputation d’institut politisé.
Le Bauhaus est la première école publique, et de plus la seule, du Reich, voire du monde entier, qui encourage les forces créatrices de l’art en formation, tant qu’elles sont vivantes, tout en s’efforçant de les unir et de les faire collaborer fructueusement par la création d’ateliers sur le modèle des anciens métiers, dans le but de les regrouper au sein de l’architecture. La pensée architecturale doit refaire l’unité perdue qui a sombré dans l’académisme et un art décoratif devenu vétilleux. Elle doit recréer la forte relation au tout et rendre possible à un degré élevé l’œuvre d’art totale. L’idéal est ancien, sa conception sans cesse renouvelée ; son accomplissement est le style et la volonté de style n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Mais la confusion des esprits et des concepts est à l’origine de querelles et de combats à propos de ce style qui sortira, incarnation de « la nouvelle beauté, du choc des idées ». Une école comme celle-ci, entraînante et mouvementée, devient l’indice des bouleversements de la vie intellectuelle et politique de son temps, et l’histoire du Bauhaus devient l’histoire de l’art contemporain. Fondé après la catastrophe que fut la guerre, dans le chaos de la révolution et en plein apogée d’un art explosif et très chargé émotionnellement, le Bauhaus devient le lieu de rassemblement de ceux qui veulent bâtir la cathédrale du socialisme dont la foi en l’avenir fait trembler les cieux. Le triomphe de l’industrie et de la technique d’avant-guerre et leurs orgies de destruction durant la guerre sont à l’origine de ce romantisme fervent, protestation enflammée contre le matérialisme et la mécanisation de l’art et de la vie. La détresse de l’époque était également celle des esprits. Un culte de l’inconscient, de l’inexplicable, un penchant au mysticisme et au sectarisme résultant de la recherche des choses supérieures, qui menacent d’être privées de leur sens dans un monde où règnent le doute et la destruction. La rupture de l’esthétique classique a encore élargi le champ des sensations, qui s’étaient nourries et confortées au contact de l’Orient, de l’art nègre, et de production artistique des paysans, des enfants et des fous. On s’attache autant à rechercher l’origine de la création artistique qu’à en repousser audacieusement les frontières. La ferveur apparaît dans les moyens d’expression, dans les tableaux d’autels.
Et c’est là, toujours dans les tableaux que trouvent refuge les valeurs décisives. Performances de la surenchère individuelle à la fois débridées et entravées, elles demeurent responsables de la synthèse proclamée, au-delà de l’unité du tableau lui-même. L’honnête métier s’ébat dans le goût exotique des matières et l’art de bâtir empile les utopies sur du papier. Le renversement des valeurs, le changement de point de vue, de nom et de notions aboutissent à une contre-image, celle de la prochaine croyance. Dada, le fou du roi dans ce domaine, joue à la balle avec les paradoxes, libère et allège l’atmosphère. Américanismes transférés en Europe, le nouveau monde enfoncé comme un coin dans l’ancien, mort au passé, au clair de lune et à l’âme, le présent marche ainsi avec une allure de conquérant. Raison et science, « suprême puissance de l’humanité » règnent en maîtres et l’ingénieur est l’exécuteur impassible de possibilités illimitées. Mathématiques, construction et mécanisme sont les éléments, puissance et argent sont les dictateurs des phénomènes modernes de fer, béton, verre, électricité. La vitesse de ce qui est fixe, la dématérialisation du matériau, l’organisation de l’inorganique sont les prodiges de l’abstraction. Fondés sur les lois de la nature, ils sont l’œuvre de l’esprit dans son effort pour dominer la nature, fondés sur la puissance du capital, une œuvre d’homme contre d’autres hommes. Le rythme et la forte tension du mercantilisme font de l’opportunité et de l’utilité la mesure de toute activité et le calcul s’empare du monde transcendant l’art, un logarithme. Il vit, depuis longtemps dépouillé de son nom, une vie après la mort, dans le monument du cube et dans le carré coloré. La religion est le processus exact de pensée et Dieu est mort. L’homme, sûr de lui et arrivé à la perfection, dont la précision n’atteindra jamais celle de la première marionnette venue, attend que sorte des cornues des chimistes la formule de l’« esprit »… Goethe : « Quand l’espoir se réalisera, que les hommes uniront leurs forces, leur cœur et leur esprit, avec raison et amour et feront connaissance les uns avec les autres, il se produira ce qu’aucun être humain à ce jour n’est encore en mesure de penser. — Allah n’a plus besoin de créer, nous créons son univers. »
C’est la synthèse, l’intégration, l’intensification et la concentration de tout ce qui peut créer une position centrale forte. L’idée de milieu, pas dans le sens de demi-mesure ni de faiblesse, mais dans celui d’équilibre, devient l’idée de l’art allemand. L’Allemagne, pays du centre, et Weimar qui en est le cœur, est une fois de plus le pays d’adoption de la décision intellectuelle. Il s’agit de reconnaître ce qui nous convient, sous peine de nous retrouver perdus, sans objectif. En maintenant l’équilibre entre les extrêmes ; dans l’amour du passé le plus lointain comme de l’avenir le plus éloigné ; repoussant la réaction autant que l’anarchie ; de la fin en soi, de l’autodécision au typique, du problématique au valable et au certain, nous porterons la responsabilité et la conscience du monde. Un idéalisme de l’activité qui englobe, interpénètre et unit l’art, la science et la technique et qui influence la recherche, l’étude et le travail, bâtira le « monument d’art » de l’humanité, simple parabole de l’univers. Nous ne pouvons aujourd’hui plus rien faire d’autre que méditer le plan de l’ensemble, couler les fondations et préparer les pierres de construction. Mais
Nous existons ! Nous avons la volonté ! Et nous créons !