« Entrez, entrez, entrez ! » Dès que la porte de l’appartement est ouverte, Margarete, 100 ans, disparait dans la cuisine. « Asseyez-vous, j’arrive tout de suite. » Un peu plus tard, elle entre dans le salon avec un plateau de café et des gâteaux. « Où êtes-vous ? Je ne vois presque plus rien. » Elle s’assoit sur le canapé, renifle une fois et commence. « Maintenant, dites-moi ! Que voulez-vous savoir ?».
La vie mouvementée de Margarete Schütte-Lihotzkys a duré un siècle. Née en 1897, morte en 2000 à l’âge de 103 ans, elle est toujours considérée comme un des mythes incontestés de l’histoire architecturale du XXe siècle. Les ouvrages de référence la saluent comme « la première femme architecte autrichienne », comme « pionnière de l’architecture sociale », comme « inventrice de la cuisine de Francfort », comme « activiste des mouvements de femmes », comme « héroïne de la résistance contre la dictature nazie ».
(…) L’architecte, urbaniste et résistante Margarete Schütte-Lihotzky est amie avec Adolf Loos, Béla Bártok et Max Reinhardt. Elle travaille à Vienne et à Francfort, où elle s’occupe principalement de logement social, à Rotterdam, Paris, Sofia, Moscou et Magnitogorsk. Elle se rend à Chicago, au Japon et en Chine, où elle élabore des directives pour la construction de jardins d’enfants pour le ministère chinois de l’Éducation. En 1939, elle est nommée à l’Académie des Beaux Arts d’Istanbul.
« C’était magnifique », dit-elle dans une interview. « J’ai rencontré Herbert Eichholzer et rejoint son groupe de résistance antifasciste. Mais je ne pouvais pas rester là. » Dans ses mémoires sur la résistance publiées en 1985, elle écrit : « Après 1945, beaucoup de gens différents, y compris ceux qui n’étaient nullement nazis, me demandaient souvent pourquoi je suis rentrée à Vienne depuis un pays étranger sûr. Toujours et toujours, cette question m’a scandalisé, encore et encore je suis horrifiée par le monde qui m’est si étranger, dans lequel cette question n’est pas une question du tout ».
Après seulement quelques semaines à Vienne, où elle a commencé à lutter clandestinement contre le régime nazi, Margarete Schütte-Lihotzky a été arrêtée. Elle est conduite au siège de la Gestapo à Morzinplatz. Elle est interrogée, battue et torturée. Après quelques mois en prison, elle doit répondre devant le tribunal populaire de Berlin. « Finalement, les membres du Tribunal du Peuple entrèrent dans la salle. Il y avait sept personnages qui n’auraient pas pu être choisis plus typiquement pour un film », écrit-elle dans ses mémoires. « Derrière ces figures fantomatiques, il y avait une grande photo d’Hitler ». Margarete Schütte-Lihotzky est condamnée à mort. Elle échappe de justesse à la décapitation, infligée à ses collègues, grâce à son mari Wilhelm Schütte, qui falsifie un contrat de travail avec le ministère turc de l’Éducation à Ankara, avec papier à lettres et tampon. Après que l’Allemagne nazie ait courtisé la Turquie neutre, la peine de mort de Margarete Schütte-Lihotzky est commuée en 15 ans de prison. « Une vie sauvée par pures chance et coïncidences. Si une seule de ces circonstances avait échoué…, je serais morte depuis des décennies. »
Margarete Schütte-Lihotzky est assise sur le canapé, raconte sa vie, prend une gorgée de café. Elle nous parle un peu de ses innombrables résidences et jardins d’enfants en Allemagne et en Russie, de son travail à Cuba, en RDA et pour l’ONU, de la méconnaissance qu’elle a subie en Autriche après guerre à cause de son passé communiste. Mais elle ne dit pas un mot de la cuisine de Francfort, qui lui a toujours été associée, qui a révolutionné la vie quotidienne de nombreuses femmes avec ses courtes distances, ses matériaux choisis et ses mouvements de main réfléchis, et qui a été construite environ 10.000 fois dans les cités de Francfort à la fin des années 1920.
Question inévitable: (…). Comment avez-vous géré le fait que votre travail soit si souvent réduit à la cuisine de Francfort ?
Le sourire exalté et éloquent se fige. Votre tête est brièvement secouée. Puis la colère s’insinue dans la voix : « Si j’avais su que tout le monde en parlerait, je n’aurais jamais construit cette foutue cuisine ! » Des secondes silencieuses de remord.
« Margarete Schütte-Lihotzky n’était pas seulement une grande et incontournable architecte, explique l’actrice viennoise Katharina Stemberger, mais surtout une pionnière dans la résistance contre les forces du mal ». Elle était libre de tout dogme et regardait vers l’avenir avec courage et vitalité — même dans les moments où il semblait n’y avoir guère d’avenir pour elle ». (…)
« Au vu de la situation politique que l’on observe aujourd’hui dans de nombreuses régions du monde et qui menace de miner de plus en plus la démocratie », dit Stemberger, « l’héritage de Schütte-Lihotzky est très actuel. L’État-nation est florissant, le racisme et l’extrémisme de droite sont en hausse, et quand je regarde les inexactitudes cyniques mondiales sur les prétendues migrations économiques qui se répandent dans les media, je ne peux m’empêcher de crier. » Comme l’architecte viennoise Margarete Schütte-Lihotzky, Stemberger pense qu’il doit nous apparaître clairement que nous devons tous apporter une contribution active et réaliste au monde dans lequel nous voulons vivre. « Cela est arrivé dans seulement quelques têtes et cœurs. La bulle néolibérale de Biedermeier dans laquelle nous vivons aujourd’hui va bientôt éclater. »