Lioubov POPOVA 1889-1924
Origines et formation
Liubov Sergeevna Popova naît en 1889 dans une famille industrielle liée au secteur textile. Grâce aux ressources économiques et à l’ouverture culturelle de son milieu, elle accède très tôt à une formation artistique étendue et à des voyages d’étude en Russie et en Europe. Entre 1909 et 1911, elle visite plusieurs villes historiques — Kiev, Pskov, Novgorod, Saint-Pétersbourg, Rostov Veliki, Yaroslavl et Souzdal — où elle découvre les icônes anciennes, les monuments religieux et les œuvres de Mikhail Vrubel, qui influencent durablement sa perception de la forme et de la couleur.

En 1910, elle se rend en Italie pour étudier les fresques de Giotto et Pinturicchio. De retour à Moscou, elle installe un atelier en 1911, puis rejoint en 1912 un collectif d’artistes sur la rue Kuznetski Most, où elle travaille aux côtés de Tatlin, Zdanevich et d’autres figures de l’avant-garde. Elle découvre les œuvres de Picasso et Braque dans la collection de Shchukin et s’intéresse aux débats esthétiques entre art russe autonome et influences occidentales.
À l’automne 1912, elle séjourne à Paris avec Nadezhda Udaltsova et s’inscrit à l’Académie La Palette, où elle suit l’enseignement de Jean Metzinger et Henri Le Fauconnier. Elle assimile les principes du cubisme à travers des œuvres plus accessibles que celles de Picasso, et développe une approche personnelle de la fragmentation géométrique du corps humain.
Période cubo-futuriste
À partir de 1913, Popova commence à produire des œuvres marquées par une fragmentation géométrique du corps humain, construite à partir de formes coniques et cylindriques articulées par des joints circulaires. Elle travaille dans le studio de Tatline et explore les relations entre figure et espace.

En 1914, elle peint des compositions où les objets sont rendus méconnaissables par leur intégration dans une structure plane. Elle utilise des lettres cyrilliques, des couleurs vives et des effets de répétition pour accentuer la dynamique interne de l’image. Elle réalise des natures mortes et des paysages urbains dans lesquels la distinction entre figure et fond disparaît.
En 1915, elle participe à l’exposition « Tramway V » à Petrograd, où elle présente plusieurs portraits cubo-futuristes. Elle introduit des textures épaisses, parfois obtenues par l’ajout de sable ou de poussière de marbre, renforçant la matérialité de la surface. Elle explore également le motif du musicien et du philosophe, en intégrant des éléments typographiques et des références intellectuelles.
Œuvres non objectives – Painterly Architectonics
À partir de 1916, Popova entre dans une phase décisive : elle commence à produire ses premières œuvres non objectives, qu’elle nomme « Painterly Architectonics ». Ces compositions marquent une rupture avec la figuration et traduisent son désir de construire un langage visuel fondé sur la couleur, la forme, la texture et l’espace.
Inspirée par le suprématisme de Malevich, elle s’en distingue par une approche plus matérielle et dynamique. Elle superpose des formes géométriques qu’elle organise selon des axes diagonaux, créant des compositions vibrantes où la lumière semble circuler entre les plans. Elle utilise des textures épaisses pour accentuer la matérialité de la surface.
En 1918, ses « Painterly Architectonics » atteignent leur maturité. Elle élimine toute référence figurative et se concentre sur l’interaction des plans colorés dans l’espace. Elle affirme que la peinture doit être évaluée selon ses éléments propres — ce qu’elle appelle les « valeurs picturales ».
Elle développe une conception de la peinture comme architecture visuelle, influencée par ses voyages à Samarkand et son intérêt pour l’architecture islamique. Elle cherche à bâtir des structures picturales solides, dynamiques, où chaque élément participe à une organisation cohérente.

Space-Force Constructions
En 1921, Popova développe une nouvelle série d’œuvres qu’elle nomme « Space-Force Constructions ». Ces travaux marquent une évolution vers une abstraction encore plus radicale, où la peinture devient un champ d’expérimentation dynamique fondé sur la tension entre lignes, plans et textures.
Elle utilise des matériaux comme le contreplaqué, l’huile, la poussière de marbre ou la poudre de bronze pour créer des surfaces texturées qui captent la lumière. Les lignes diagonales, de différentes épaisseurs et couleurs, se croisent et s’entrelacent, formant des structures presque architecturales. Les ombres colorées renforcent l’illusion de profondeur et de vibration.
Elle conçoit ces œuvres comme des expériences préparatoires à des constructions matérielles concrètes, bien qu’elle reste avant tout peintre. Elle transpose les principes du constructivisme dans le langage pictural : tension, structure, énergie, matérialité.
Transition vers l’art de production
À partir de 1922, Popova abandonne la peinture de chevalet pour se consacrer à des formes artistiques directement liées à la vie quotidienne et à l’industrie. Elle adhère pleinement à l’idéal constructiviste selon lequel l’art doit fusionner avec la production et répondre aux besoins concrets de la société soviétique.
Elle applique ses recherches formelles à des objets utilitaires, notamment dans le domaine du textile, où elle conçoit des motifs géométriques et colorés destinés à être reproduits industriellement. Ces créations ne relèvent plus de l’unique contemplation esthétique, mais s’intègrent dans la vie des citoyens, en particulier dans l’habillement.
Elle s’investit également dans la typographie et le graphisme, en concevant des affiches, des couvertures de livres et des mises en page qui traduisent visuellement les principes constructivistes. Ses compositions sont claires, dynamiques, structurées, et visent une efficacité maximale dans la transmission du message.
Enfin, elle travaille pour le théâtre, notamment avec le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, en créant des décors modulables et géométriques. Ces environnements scéniques, pensés comme des machines à jouer, participent activement à l’action dramatique et traduisent l’idée d’un théâtre moderne, fonctionnel et engagé.
Dans toutes ces pratiques, Popova reste fidèle à ses convictions : l’art doit être utile, intelligent, énergique et accessible. Elle ne voit pas de rupture entre art et industrie, mais une continuité dans la recherche de formes expressives adaptées aux besoins de la société moderne.
Liubov Popova meurt prématurément en 1924, à l’âge de trente-cinq ans, victime d’une épidémie de scarlatine.
