Venue de cette île septentrionale, où la recherche continuelle d’autre chose confine à l’impossible, Eileen Gray ne peut vivre et imaginer que le long des quais historiques de la Seine. Le mystère des laques, et le lent travail des résines, montant des profondeurs de la matière pour se figer en nappe luisante, la fascinèrent. Elle fut la toute première à rechercher le procédé de la laque et à le trouver. Elle composa des paravents, surfaces planes qui satisfont un goût de glaces sombres. L’imagerie chinoise est remplacée par des compositions personnelles ; et une autre matière vient incruster ces paravents de fantasmagories légères. On voit un jeune magicien nu tenant une fleur de lotus ; un continent neigeux qui effiloche ses échancrures le long des feuilles du paravent, où le poudroiement d’une voie lactée, qui est en nacre, est jeté sur la matité des feuilles. Après ces essais de laques qui sont des succès, l’artiste ne veut pas se laisser enfermer dans sa propre formule.
Son imagination continue à s’exercer, et elle revêt de la précieuse matière, des tables dont elle crée les formes, aussi éloignées du bureau Louis XV bardé de bronze que de la table chinoise aux arêtes monotones. Car elle possède enfin le secret des bois, la beauté de la matière et le volume désirable des meubles. Elle rêve alors cette chose difficile de faire des ensembles d’une cohésion parfaite, réunissant au dessin de lignes renouvelées, une palette où se jouent les tons fauves et nocturnes. Elle veut créer des intérieurs conformes à nos existences, aux proportions de nos chambres et aux aspirations de notre sensibilité. Le plus difficile est peut-être d’enlever ces inutiles ornements, laideurs consacrées, qui gaufrent les murailles, les corniches, les plafonds. Son sens artistique est heurté à la pensée que les objets qu’elle a inventés seront, au gré des acheteurs, flanqués dans on ne sait quelles chambres, afin que le propriétaire puisse dire avec orgueil « Vous voyez, j’aime aussi le moderne ». Mais, devant cette réalisation, des difficultés insurmontables se dressent. Puis les architectures, encore routinières ou indécises, entravent le travail du décorateur. Cette mésentente provoque quelque chose de tellement hirsute que, désappointé, l’ameublement actuel se réfugie dans l’éternelle copie de l’ancien. Si, à toute force, il veut y échapper, il ne trouve d’autre issue que la redite des commodités compliquées des chambres d’hôtel, et nous en avons assez des Waring, Gillow, et des Maple. Avec une obstination rare, un travail considérable, Eileen Gray cherche à retrouver dans l’espace les proportions qui existent dans son imagination. Sans tenir compte du déchet matériel, de la fatigue physique, des dépenses, elle rejette, recommence, et ne s’arrête qu’après avoir trouvé la ligne idéale l’ensemble absolu qui brusquement satisfont notre esprit par des lois qui ne peuvent se démontrer qu’après leur mise au jour. Miss Gray veut créer la chambre tout entière depuis les rideaux, les tentures, les tapis, les étoffes jusqu’aux éclairages, pour former un ensemble beau comme un poème. Il n’y a aucun rappel géographique dans les appartements qu’elle compose : Ce coussin n’est pas persan, ce divan n’est pas turc, ce plafond n’est pas vénitien, cette cheminée n’est pas anglaise, et cette bibliothèque n’est pas nègre. Là gît le génie de l’artiste, qui sait assouplir, la nature en lui demandant, avec le concours de matières inusitées, une harmonie différente. Eileen Gray a compris qu’un ameublement doit se faire avec de la géométrie et des symboles. Rien n’est plus offensant pour l’esprit que la vision perpétuelle et obligatoire d’une imitation ornementale directe, qu’elle soit empruntée à la faune ou à la flore. Cela trouble notre esprit au lieu de l’apaiser et fatigue nos sens. Les artistes de jadis qui employèrent la feuille d’acanthe, la feuille de chêne et la feuille de chou le savaient. L’être humain dépérit sans un renouvellement et chaque génération a besoin d’un stimulant particulier. Depuis trop longtemps nous étouffons dans de fausses dorures et de fades clartés. Nous ne pouvons plus nous ranger sous la houlette des bergers Louis XV piteusement remplacés par les vermicelles et les algues de certaines tentatives fanées. Les murs crépis à la chaux sont également insuffisants. Les espaces moyens des appartements moyens doivent nous entourer de lignes et de rayons conformes à notre singulière vie intérieure. D’après ces éléments, Eileen Gray a créé un art satisfaisant et particulier. Elle ajoute le voluptueux sens tactile dans l’agencement de ses mobiliers, dont elle a banni la dorure rugueuse et le marbre froid, et la douceur de ses bois et de ses laques continue l’impression soyeuse des étoffes et des reflets. Certaines pièces d’appartements qu’elle décora offrent de larges plans d’une matière neuve où l’ardoise semble être fondue à la laque, et où courent des zébrures rappelant à la fois des orbes stellaires et des ailes d’avion reliées par des lignes empruntées à la géométrie. Dans un étroit boudoir, on a la perception de l’espace le plafond, arrondi en voûte et teinté de bleu nocturne, est parsemé de petites lueurs électriques. De ce dépouillement sort quelque chose de semblable à l’apaisante et vi-brante lumière qui hantait les veilles des pâtres chaldéens.
Elisabeth de Clermont-Tonnerre, Les laques de Miss Eileen Gray, « Feuillets d’Art », n°3, Paris, Mars 1922