In « Rassegna », Milan, n° 22/23, mai-août 1972.
Le contre-design est une rage, ou mieux, un ennui, ou peut-être, un désespoir, ou peut-être, une raillerie, ou peut-être simplement le résultat de la conscience des actes et des discours autour du DESIGN, puisque que ce même design est en train de devenir une histoire toujours plus importante, engagée, consumée, gonflée, sollicitée, mais surtout usée par les agissements de tous, acteurs et spectateurs, designers et producteurs, vendeurs et consommateurs.
Le contre-design n’est pas une formule, mais une manière d’être conscients, une manière de savoir ou de sentir que le mécanisme tel qu’il fonctionne n’est pas idéal et que si personne ne se sent assez fort pour changer le mécanisme ou si personne ne croit que les mécanismes peuvent, en réalité, changer, il semble toutefois qu’il vaille la peine d’aller au-delà du vernis arcadien de l’optimisme, pour emmener son propre désastre ou le désastre général, sa propre solitude ou la solitude générale, sa propre aliénation ou l’aliénation générale, pour dire, d’une autre façon, que les désastres et les désespoirs, la solitude et l’aliénation sont à nos côtés, avec nous, chaque jour. Pour dire aussi que l’alibi des jeunes gens qui courent au ralenti le long des plages hawaïennes, cheveux au vent et sourire de diamant au dentifrice infaillible est en réalité un alibi qui ne
tient pas, même pas une seconde. Pour dire aussi que ne tient pas l’alibi des villas sur le lac ou des appartements en terrasse des vieilles maisons de Milan, avec leurs beaux carreaux de céramique, leurs pergolas de fausse vigne, leurs citronniers, leurs cuisines intégrées, leurs sièges de Chiavari, le tapis péruvien, la petite porte laquée en rouge, le téléviseur portable rouge, les fourchettes danoises, et la chambre des enfants avec le ballon dans le coin. De même, que ne tient pas l’alibi effrayant des objets à bas prix pour les « masses », puisque nous leur faisons la charité de les contraindre à acheter au lieu de leur faire la charité d’accepter en cadeau des villes, des écoles, des hôpitaux, des maisons de retraite, des meubles luxueux, des châteaux, des parcs ; des musées, des avortements, des mariages, des divorces, des sépultures, un monument, tout gratis, tout aux dépens de ceux qui parlent les larmes aux yeux et la transpiration sous les aisselles des PROBLÈMES DE L’HOMME.
Nous sommes nombreux à ne pas avoir bien compris ce que sont cet homme et cette humanité, à nous sentir perdus, à chercher une image raisonnable et possible, ou peut-être impossible mais possible, déliée de ce qu’on appelle réalité, pour accueillir en soi mille réalités et irréalités, tout ce que nous réussissons à accueillir, au point d’en accueillir tant qu’il ne nous reste qu’un catalogue par ordre alphabétique ; un annuaire de téléphone et un horaire des trains si réels qu’ils contiennent tous les gens et tous les trains.
Nous sommes nombreux à penser que les « problèmes » peuvent être aussi des problèmes isolés ou spécifiques, si nous voulons nous entendre dire que nous avons été capables de résoudre un problème spécifique. Mais nous-sommes aussi nombreux à penser que tout problème spécifique résolu ne fait que provoquer d’autres problèmes spécifiques sans fin et sans solution, et nous sommes nombreux à croire qu’aujourd’hui il est peut-être (possible et peut-être nécessaire) de commencer à penser qu’il y a des problèmes globaux qu’on ne résoudra pas, mais qu’on peut déceler, porter au jour, embrasser et étaler, parce que le Monde est devenu assez petit ; les terres sont sur une planète, les forêts sont sur les terres, les terres sont un seul continent et les gens qui l’habitent ne sont plus qu’un, ou le seront bientôt.
Ce n’est pas de la science-fiction. C’est une manière d’exister en nous sentant habitants d’un type de civilisation propre à la planète, plutôt que de nous sentir habitants de la province des problèmes qu’on dit réels. Cette manière d’exister produit des pensées et des dessins, des programmes et des utopies, des phrases et des révoltes, des irrévérences et du sarcasme, des élans de paranoïa et des douceurs angéliques, des erreurs insoutenables et des intuitions que les gens, pour rire, appellent « contre-design ».