À l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition de Charlotte Perriand (1903-1999), une exposition de la Fondation Louis Vuitton aborde de façon originale sa philosophie visionnaire d’une synthèse entre art et architecture.
Texte Élisabeth Védrenne
Dès les années 1920, les objets industriels exercent une réelle fascination sur les avant-gardes. Les peintres comme Fernand Léger ou Francis Picabia, les architectes comme Le Corbusier portent l’automobile au pinacle, de même que les dadaïstes de tous poils ou les divers futuristes. On vénère le mouvement engendré par le moteur, symbole d’un avenir meilleur. Annonciateurs de beauté et de poésie, ces objets industriels sont les vrais signes d’un monde moderne à « l’esprit nouveau ». En arborant avec malice un collier de grosses boules de roulements à billes en acier rutilant comme une carrosserie, Charlotte Perriand ne déroge pas à cette vague d’intérêt pour les rouages de la mécanique, miracle d’une fonctionnalité, d’une précision, d’une efficacité, et même d’une « pureté » jusqu’ici cachée. Elle crée dès 1927 le fauteuil pivotant B302 rembourré de cuir et un tabouret canné aux pieds en tube métallique avant même de participer à la construction en 1928 de l’iconique Chaise longue basculante ou du célébrissime Fauteuil Grand Confort avec Le Corbusier et son cousin Pierre Jeanneret.
Elle croit fermement au métal pour ses facultés de standardisation. Mais lors de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1935, dans son stand de la « Maison du Jeune Homme », elle ose mettre face à son tabouret pivotant un fauteuil paillé tout simple fleurant bon la campagne. Cet espace de 1935 est d’ailleurs reconstitué dans l’exposition présentée à la Fondation Louis Vuitton, ainsi que d’autres « recompositions » de lieux inédits ou rarement visités. Perriand n’a pas froid aux yeux. Elle est en avance, jouant avec ce qui sera considéré comme un « retour en arrière », vers un régionalisme honni et qui fait scandale parmi les membres de l’Union des Artistes Modernes (UAM). Pierre Chareau est furieux. Sans parler de cette énorme vertèbre de baleine posée au mur telle une sculpture ! Ou de ce silex montagnard, comme ceux qu’elle a photographiés (et que l’on a pu admirer en 2019 dans la très belle exposition « Préhistoire. Une énigme moderne » au Centre Pompidou) ! Quel culot que ce mélange des genres ! Isoler un élément de machine, pourquoi pas, mais un os d’animal extrait de la terre ! Charlotte vient d’incorporer tranquillement dans son univers la forme libre et organique. Elle n’accepte pas les dogmes, qu’ils soient d’avant-garde ou passéistes, ce qui la rend souvent incomprise. Quant au métal, elle déchante et s’en détourne vite, surtout après son premier voyage au Japon et son retour en France au moment de la Reconstruction. Elle avoue dès lors préférer des matériaux plus traditionnels comme le bois massif, le bambou, l’ardoise ou la tôle vernissée, qu’elle utilisera plus tard dans la station de ski des Arcs.
Elle n’est pas de ceux qui rêvent de faire table rase à tout prix. Elle n’a aucun préjugé, réutilise les formes qui ont fait leurs preuves, reste ouverte aux traditions intemporelles comme aux innovations, n’exclut jamais rien. Elle porte l’essentiel de son attention à l’étude des gestes quotidiens, la rationalisation des solutions domestiques, la compréhension des espaces, l’intelligence du rangement qui crée la fluidité, la recherche de la simplicité – cœur de la beauté, mais pour tous – car le social lui importe plus que tout. Perriand restera toujours engagée, parfois de façon peu visible ou contradictoire, à l’image des étapes de ce xxe siècle. Le vide est la contrainte nécessaire pour mener au bonheur, à la respiration physique et mentale. La créatrice adoucit, adapte, humanise, féminise les préceptes modernistes auxquels elle reste en partie fidèle et qu’elle allie aux idées zen et orientales. Elle aménage plus qu’elle n’équipe pour répondre aux besoins changeants de la vie moderne, avec la même ingéniosité à mêler fonctionnalisme et retour à la nature. Perriand n’est pas une artiste. Elle sait cependant que « l’art est dans tout : dans un geste, un vase, une casserole, un verre, une sculpture, un bijou, une manière d’être ». C’est une pragmatique qui a besoin d’épurer les formes de ses meubles ou de ses interventions dans les intérieurs pour qu’elles chantent mieux encore auprès des créations de Picasso, Calder et Miró. La chasse aux trouvailles Charlotte Perriand est née dynamique, la curiosité vissée au corps. Rien ne la fera jamais renoncer à son indépendance. Elle garde toute sa vie ce qu’elle appelle si joliment « l’œil en éventail ». Quant à son ami Léger, avant même de peindre des ouvriers au travail, il est l’un des premiers à sortir l’objet de son contexte. N’importe quel objet de la vie quotidienne, rurale ou industrielle, sera détaillé, dessiné, et servira de base de réflexion. Dans les années 1930, il entraîne Charlotte dans des chasses aux trouvailles d’objets de récupération, industriels ou naturels : racines, silex, déchets de tôles pressées qu’elle photographiera avec passion autour de 1935 et dont elle continuera à utiliser les images jusque dans les années 1970, agrandies comme des fresques. À la même époque, nombreux sont les artistes qui, comme le sculpteur Henry Moore, ramassent cailloux troués et os blanchis par le sel. Le Corbusier introduit dans ses tableaux puristes des pommes de pin et des coquilles, Magnelli peint les débris et éclats de marbre qu’il découvre à Carrare. Aux traditions étriquées et bourgeoises, on oppose la pureté primitive. Les artistes sont les seuls à voir l’invisible. La vie moderne n’empêche pas de vouloir pénétrer l’âme des objets les plus humbles, ce que comprennent vite les surréalistes. La créatrice n’oubliera jamais ces récoltes « d’art brut », ainsi qu’elle les nomme. Elle a compris comment un simple objet bien choisi, bien cadré ou décalé, peut ajouter de la poésie à des lieux parfois froids. Elle adoucit les murs, peaufine les angles de ses tables en bois massif, arrondit l’épaisseur de leur plateau, creuse les lignes. Tout est réfléchi dans sa démarche, rien n’est superficiel. L’ascétisme devient sensuel. Elle développe son goût pour des matériaux inusités ou modestes, plus légers, souvent meilleur marché, comme les voiles de bateau, les bâches ou les claies de bambou, qu’elle transforme en cloisons ou portes coulissantes. La main et l’esprit dialoguent en permanence.
Sa vie durant, elle prône l’union entre le fabriqué et le naturel, en une sorte de philosophie fondée sur une « synthèse des arts » comme l’indique le titre de son exposition à Tokyo en 1955, où Hartung fait bon ménage avec Léger et Pierre Soulages avec Le Corbusier. Synthèse qui fait le succès de son aventure à la galerie Steph Simon des années 1950 à 1970 (« Connaissance des Arts » n° 647, pp. 80-85). Il ne s’agit pas de l’art avec un A majuscule, mais bien des arts et de tout ce qui s’y rattache. Le style de vie Perriand est dans ce mariage entre art, architecture, art décoratif, artisanat populaire, arts et métiers. Et la leçon du Japon a fait mouche : elle sait jouer « caressant » autant que « brut », poétique autant que minimal. Il est donc essentiel qu’une gravure de Picasso côtoie un tabouret de vacher, qu’un tissu de Miró filtre et égaie la lumière en faisant écran à des poteries japonaises, qu’un tapis coloré de Léger flirte avec des tatamis modulaires… Peut-être même s’est-elle souvenue, lorsqu’elle créa le plateau de ses tables basses dans son chalet de Méribel dans les années 1960, des magnifiques troncs d’arbres que Léger fit à l’encre en 1932, ou des frottages sur bois de Max Ernst ?
Source : Connaissances des Arts, Octobre 2019