L’art d’Eileen Gray se situe au cœur du mouvement moderne. Eileen Gray est moderne par toutes ses tendances, par tous les caractères de sa vision et de son expression, par son dédain des émotions où se plaisait la vieille esthétique, par son mépris des anciennes formes plastiques. Elle a compris que notre temps apportait, avec de nouvelles formes de vie, la nécessite de nouvelles façons de sentir ; que la formidable importance de la mécanique ne pouvait pas ne pas transformer la sensibilité humaine. Et toute son œuvre tend à traduire l’élan lyrique, l’enthousiasme, la puissance de la nouvelle civilisation et des âmes qu’elle forge peu à peu. Dans la civilisation morte d’hier prédominaient les valeurs morales et les jeux des sensibilités individuelles. Dans la civilisation naissante, l’individuel s’efface devant la géométrie. Et ce n’est pas là une transformation de détail, un changement partiel ; c’est un changement total et comme un retournement aux conséquences incalculables, qui, sans qu’elles le veuillent, et, souvent sans qu’elles s’en doutent, modifie les âmes. Les œuvres de demain devront traduire une nouvelle vision des choses, une nouvelle conception de l’ordre universel, et cette prédominance de la géométrie où l’homme trouve sa plus haute puissance assurée, puisque, par elle, il soumet la matière universelle au pouvoir organisateur de son esprit. Dans cette révision générale des valeurs, le problème de la décoration intérieure n’était pas des moindres : l’intérieur moderne, en effet, doit non seulement traduire la vie de nomme et ses préoccupations, mais il doit aider celui-ci a prendre une plus nette conscience de lui-même, et de l’équilibre nécessaire entre ses désirs intimes et la forme du monde où évolue son activité. De plus, il doit être en harmonie avec les nouvelles formes architecturales.
Eileen Gray n’a pas reculé devant l’extrême difficulté ; ses réalisations témoignent d’une rare audace et d’une vision singulièrement originale. Si elle avait eu une science architecturale plus sûre et plus précise, si elle s’abandonnait un peu moins à son instinct créateur, Eileen Gray serait certainement l’artiste la plus expressive de notre temps. Elle veut que l’art décoratif exprime la vie complexe, tourmentée dans ses profondeurs, et, en même temps, par décision, calme d’apparence, qui est la vie de l’homme d’aujourd’hui ; le rêve et la réalité mêlés, confondus dans la danse des lignes rythmées : les violentes vibrations et les mortels apaisements enveloppés et chantés dans la ronde des arabesques idéales. Eileen Gray reste, dans notre siècle de machinisme, profondément romantique par son amour des ambiances fantastiques, où l’esprit cherche en vain son équilibre parmi des perspectives infinies d’où monte la voix cruelle ou berceuse du mystère inviolable. Mais elle refuse de s’abandonner, de se laisser glissera une impressionnabilité sans contrôle. Elle domine et elle se domine ; elle aime les architectures où se traduisent les nouvelles nécessités selon des lois précises et où s’exprime la forte volonté de l’homme moderne. Eileen Gray insiste sur le conflit entre l’idée, la représentation spirituelle de l’objet, sa représentation, son imitation matérielle. Elle ne veut pas représenter des formes naturelles, mais en donner des équivalents géométriques. Et pourtant, la beauté, dans son œuvre ne naît pas de l’observation d’une loi scientifique apprise, mais de l’élan lyrique original qui impose son unité profonde. Ses réalisations affectent des apparences arides, géométriques, et pourtant, leur harmonie est évidente ; mais elles manquent parfois de profondeur et l’intensité lyrique y domine trop la solidité scientifique. L’intuition et l’intelligence discursive sont deux formes d’activité spirituelle essentiellement distinctes et souvent opposées ; mais tout esprit créateur les concilie.
Ainsi Eileen Gray : son art consiste à traduire à force d’application intelligente une vision particulière qui s’est révélée spontanément. Elle veut exprimer les plans atmosphériques qui lient et mêlent les choses, les sympathies et les affinités réciproques qui fondent dans une unité mystérieuse les plans opposent et les différents objets ; elle crée une atmosphère d’infini plastique où viennent se fondre les masses des meubles, laissant percevoir cette vie cachée qui se prolonge indéfiniment et déborde en tous sens la limite formelle de chacun d’eux. Ainsi disparaît toute discontinuité et se forme une unité équilibrée où toutes les valeurs plastiques se fondent en arabesques de courbes et de droites harmonieuses. Équilibre conventionnel, certes, mais qui correspond parfaitement à la part que le conventionnel prend de plus en plus dans la vie de l’homme moderne. L’homme naturel en effet disparaît peu à peu de chacun de nous pour faire place à un être nouveau dans lequel l’apport social, les acquisitions intellectuelles et morales individuelles ou collectives prennent une place prédominante. Et il est logique que cet être de volonté qui s’est arraché à l’instinct primitif cherche, pour s’y plaire, un monde, une atmosphère qui soient de pures créations de son imagination volontaire. Et cette unité systématique vers laquelle convergent toutes les lignes et à laquelle tendent toutes les valeurs donne aux créations d’Eileen Gray une signification architectonique unique. Les meubles, les tentures, l’atmosphère générale apparaissent comme les composantes d’une âme où l’âme de l’habitant se trouvera complétée et reposée par des rythmes équivalents à son propre rythme intérieur. Dans ces compositions, on retrouve les merveilleux éléments géométriques abstraits qui font le charme des meubles modernes ; mais, au lieu que chacun des meubles ou des objets se présente séparé, formant à lui seul une entité sans rapport avec ceux qui l’entourent, ils se prolongent tous les uns par les autres ; les lignes qui délimitent leurs formes se fondent dans l’ensemble des lignes murales. Il n’y a plus de lignes finies, fermées, mais une totalité richement réalisée dans un espace plastique indéfini ; c’est la réalisation d’une conception d’ensemble abstraite. La décoration n’est plus une reconstruction réaliste épisodique ; elle utilise toutes les réalités pour exprimer tous les éléments essentiels de la sensibilité plastique. C’est une décoration de milieu, d’ambiance, par masses et par zones qui modèle l’espace selon des conventions purement intellectuelles. La forme et la couleur y jouent un rôle entièrement nouveau dicté par une clairvoyante appréciation des tendances de notre temps et des besoins de l’âme moderne. Le même besoin de vérité amena aussi Eileen Gray a nier la tradition qui voulait qu’on n’employât jamais qu’une seule matière pour un ensemble décoratif : elle utilise toutes les matières qui lui semblent pouvoir contribuer à la richesse et à l’harmonie de ses ensembles : verre, carton, bois, ciment, béton, cuir, étoffes, crin, miroirs, etc.. Ces matières sont parfois précieuses et travaillées avec un soin, une minutie et une science où se reconnaît l’art subtil et délicat de cette créatrice de beaux laques qu’est Eileen Gray : parfois, au contraire l’artiste utilise pour ses tapis des laines naturelles, pour ses meubles des bois à peine dégrossis. Elle varie la matière des détails selon le caractère des ensembles : et toujours, elle en épuise toutes les possibilités…
Des plans transparents de bois ajouré ou de verre, des lames de bois ou de métal, des jeux de lumière, servent à indiquer les plans ou les nuances de la réalité cachée qu’on veut suggérer. Les blancs, les gris et les noirs soulignent la valeur plastique des niasses et ajoutent leur puissance de suggestion propre a celle de l’ensemble. Et les autres couleurs choisies, par leurs contrastes ou leurs similitudes ajoutent leur profondeur propice et leur mystère à la mystérieuse profondeur de la composition. Les nuances les plus souples et les plus émotives complètent l’harmonie des lignes et la concrétisent vigoureusement. Eileen Gray aime les matières douces, polies, souples, les étoffés soyeuses dont les reflets se jouent sous la douceur voilée des lumières.
Il faut souhaiter que ses yeux amis des douces pénombres s’ouvrent davantage aux clartés radieuses. Mais il faut aussi faire justice d’un reproche qu’on lui a souvent adressé. Son art n’est pas, comme on l’a dit, un art cérébral. Il est, au contraire l’expression d’une sensibilité qui vibre aux neuves et riches formes de la nouvelle vie ; il est ne d’un élan spontané et puissant. Il marque la volonté de construire un espace purement idéal ; mais il reste vrai parce qu’il répond aux besoins profonds de l’âme et parce qu’il tient compte de cette vérité essentielle autour de laquelle ont tourné toutes les recherches artistiques de notre temps : un corps matériel n’est pas une entité immuable, mais une somme de possibles et son apparence varie indéfiniment avec le mouvement et la lumière.