Bien que, pour I’artiste, tous les matériaux soient également précieux, ils ne sont pas également propices aux buts qu’il poursuit. La solidité requise, le mode de construction imposé, nécessitent souvent des matériaux qui ne sont pas en accord avec la destination du bâtiment. Supposons que l’architecte ait comme tâche d’établir un logis chaud et confortable.
Les tapis étant chauds et confortables, il décide par conséquent de couvrir le plancher d’un tapis et d’en suspendre d’autres pour former les quatre parois. Mais on ne peut pas construire une maison avec des tapis. Le tapis du sol tout autant que ceux des murs exige une charpente pour les maintenir dans la position voulue. La deuxième tâche de l’architecte consistera à imaginer cette charpente ; c’est la voie correcte et logique à suivre. Et c’est en suivant ce rythme que l’humanité a appris à bâtir. Au début, le revêtement était. L’homme cherchait à se défendre des intempéries, cherchait un abri, de la chaleur pendant son sommeil. Il cherchait également à se couvrir. La couverture est le plus ancien détail d’architecture. À l’origine, elle consistait en peaux de bêtes ou en produits de l’art textile. Cette couverture dut être fixée afin d’offrir à la famille une protection suffisante. Ce fut là l’origine des murs, qui fournirent en même temps un abri latéral. Ainsi l’idée constructive a pris forme tant pour la collectivité que pour l’individu. Cependant il est des architectes qui agissent autrement. Leur imagination ne crée pas des espaces, mais des assemblages de murs. Ce que ces assemblages de murs délimiteront, ce seront les espaces. Après seulement on choisira pour ces espaces un revêtement au goût de l’architecte. Mais l’artiste, l’ARCHITECTE, sent tout d’abord l’ambiance qu’il espère créer ; ensuite, de sa vision intérieure, il entrevoit les espaces qu’il créera.
L’effet qu’il se propose d’exercer sur le spectateur, I’ angoisse ou la terreur lorsqu’il s’agit d’une prison, la piété pour une église, le respect du gouvernement pour un parlement, l’émotion devant un monument funéraire, le bien-être d’une demeure, la gaieté pour une auberge, — cet effet sera suscité par les matériaux et par la forme. Chaque matériau a son langage de formes propre ; aucun ne peut revendiquer les formes d’un autre. Car toutes les formes se sont développées en dehors de l’utilité et de l’affectation de chaque matériau ; elles sont nées avec et de par le matériau. Aucun matériau n’admet d’incursion dans le cycle de ses formes. Celui qui néanmoinsoserait pareille incartade, serait marqué par la postérité du signe de l’imposture. L’art n’a que faire d’imposture, de mensonge ; sa route est ardue, mais pure. On pourrait couler en béton la tour de la cathédrale de Saint-Étienne et la placer ailleurs ; cependant elle n’aurait plus rien de commun avec une œuvre d’art. Ce qui est vrai pour la tour de Saint-Étienne l’est tout autant pour le Palais Pitti, et ce qui est vrai pour le Palais Pitti, l’est également pour le Palais Farnèse et ainsi de suite. L’imitation, I’ Ersatz », règnent encore toujours dans l’art. Bien pis ! En ces dernières années, il s’est trouvé des gens, qui se sont proclamés les défenseurs de l’imitation. Depuis, l’architectecte-imitateur n’est plus contraint de se cacher. Sous prétexte de faire de l’art, il en est arrivé à clouer la construction contre la façade, à accrocher les consoles en dessous de la corniche. Allez-y ! hérauts de l’imitation, vous les manufacturiers d’intarses calibrées, de fenêtres qui massacrent la façade des habitations, et de hanaps en papier mâché ! Mais une chambre qui serait complètement recouverte de tapis, n’est-ce pas aussi une imitation ? Les murs ne se construisent pas en tapis ! Évidemment. Cependant ces tapis ne prétendent être que des tapis et non pas des briques ; ils ne les imitent ni par la couleur ni par le dessin ; leur signification en tant que revêtement de paroi est nettement exprimée. Ainsi donc ils remplissent leur mission selon le principe même du revêtement. Comme dit plus haut, le revêtement est plus ancien que la construction et les raisons qui le motivent sont d’ordre multiple. Parfois, il sert de protection et d’abri contre les intempéries, telle la couche de couleur à l’huile sur le bois, le fer, la pierre. Parfois, il a des raisons d’ordre hygiénique, comme les faïences des lavabos. Parfois, son rôle consiste à produire un effet déterminé, comme le polychromage des statues, les papiers muraux, la flamme des bois. Du reste, la loi du revêtement existe dans la nature. L’homme est recouvert d’une peau, l’arbre d’une écorce. C’est sur ce principe que je fonde une loi absolument rigoureuse, que j’appellerai la loi du revêtement. Que l’on veuille bien ne pas s’en effaroucher. On a coutume de dire que les lois arrêtent tout progrès. Et encore, que les vieux maîtres s’en sont fort bien tirés sans loi aucune. Évidemment. Là où le vol est inconnu, il serait oiseux de légiférer à son propos. Du temps où les matériaux employés comme revêtement ne furent pas imités encore, on n’avait que faire de lois à leur égard. De nos jours, il me paraît essentiel d’en établir.
Voici les termes de cette loi : le travail sera exécuté de manière à ce que toute confusion devienne impossible entre le matériau revêtu et le revêtement employé. Ce qui revient à dire : le bois pourra être enduit de n’importe quelle couleur à l’exclusion de la couleur bois. Longtemps, on a trouvé « distingué » de peindre les boiseries en acajou. Les wagons de chemin de fer et les voitures de tramway d’origine anglaise, furent les premiers objets en bois qui firent montre de couleurs absolues. De tout temps, ils m’ont paru plus beaux que s’ils avaient été bariolésen tons acajou. Ce sentiment sommeille au sein du peuple. N’est-ce pas lui qui portait jadis les compagnies de chemin de fer à peindre les voitures de troisième classe en brun, alors que les secondes et les premières étaient peintes en vert, ce qui leur conférait un caractère de distinction dont les autres étaient privées. J’ai eu un jour l’occasion de faire manifester par un collègue, ce sentiment inconscient. Je connaissais un immeuble qui contenait au premier étage deux appartements. Un des locataires avait, à ses frais, fait repeindre en blanc les croisées des fenêtres, mouchetées de brun à l’origine. À la suite d’un pari, nous menâmes devant l’immeuble un certain nombre de personnes. Sans attirer leur attention sur la différence entre les croisées, nous leur demandâmes lequel des deux appartements était habité par monsieur Durand et lequel par le prince Lichtenstein, deux locataires créés par notre fantaisie. Toutes les personnes interrogées furent unanimes à loger monsieur Durand du côté des croisées mouchetées. Depuis, mon collègue ne peint plus qu’en blanc. Il va de soi que le camouflage en bois naturel est une invention du XIX siècle. Le Moyen-Age peignait presque uniquement en rouge vif ; la Renaissance en bleu, le Baroque et le Rococo en blanc à l’intérieur, à l’extérieur en vert. Nos paysans ont su conserver suffisamment de bon sens pour peindre en couleurs absolues. Aussi, à la campagne, quel charme dégagent le porche vert et la haie verte, les volets verts et les murs blancs, fraîchement crépis à la chaux. Hélas, dans quelques patelins de la banlieue, on en est arrivé déjà à imiter le « goût » des bourgeois. On se souvient encore sans doute, de l’indignation morale suscitée dans le camp des adeptes des soi-disant arts décoratifs, lorsqu’arrivèrent à Vienne les premiers meubles anglais, tout bonnement peints à l’huile. Ce ne fut pas contre le revêtement que la couleur de ces braves se déchaîna. Non. Car à Vienne aussi on employait la couleur à l’huile pour recouvrir le bois blanc. Mais le fait que ces meubles anglaisosèrent tout simplement et sans détour étaler leur couleur à l’huile, au lieu d’imiter grâce à elle un bois rare, éveilla le courroux dans le landerneau des artistes décorateurs. On écarquilla les yeux et on fit semblant de n’avoir jamais fait usage de couleurs à l’huile. Ce qui amènerait à conclure que ces « artistes » supposaient que leurs meubles et charpentes peinturlurés en « imitation bois » avaient passé pour des objets en bois naturel. Pour ma part, ils n’ont jamais été que des « badigeonneurs », et non pas des artistes. En ce qui concerne la décoration en stuc, la loi du revêtement pourrait être formulée comme suit : le stuc est susceptible de tout ornement, — sauf de celui de la construction en briques naturelles. On croirait inutile d’affirmer pareille évidence, tellement cela va de soi ; cependant tout récemment encore on attira mon attention sur une bâtisse dont on peignait en rouge les murs crépis, en y simulant des joints à l’aide de Iignes blanches. Est du même ordre la coutume si généralisée de peindre les cuisines en imitant des carreaux de faïence. Quels que soient les matériaux employés pour revêtir des parois murales, que ce soient des papiers, tentures, toiles cirées ou tapis, jamais ceux-ci ne devraient vouloir imiter la brique ou la pierre de taille. On comprend à présent pourquoi les maillots des danseuses sont d’un effet si anti-esthétique. Le revêtement du corps peut se faire en toute couleur, — sauf en couleur chair. Un matériau de revêtement ne peut conserver la couleur originale, que lorsque le matériau revêtu est de la même couleur. Ainsi le fer noir se recouvrira fort bien de goudron, un bois pourra être revêtu d’un autre bois, placage, marquettage, — sans que l’on doive pour cela teinter le bois qui revêt. De même on pourra recouvrir un métal d’un autre métal, soit à l’aide du feu, soit en le galvanisant. Mais le principe du revêtement interdira toujours l’imitation du matériau à recouvrir à l’aide du colorant qui le recouvre. Voilà pourquoi on goudronnera le fer, ou on le peindra avec une couleur à I huile, ou on le recouvrira par un procédé de galvanisation, mais jamais on ne le « badigeonnera » d’une teinte bronzée, ce qui reviendrait à le recouvrir en imitant un métal. Mentionnons également les plaques en grès et en pierre artificiels, dont les uns tentent d’imiter les pavements en terrazzo, les autres les tapis persans. Évidemment, il y aura toujours des gens qui prendront ces plaques pour ce qu’elles prétendent être — les fabricants connaissent leur clientèle. Néanmoins, messieurs les imitateurs, messieurs les architectes en simili, vous faites fausse route. L’âme humaine est chose trop élevée, trop sublime, pour que vous puissiez la tromper par vos tours grands et petits. À vrai dire, notre pauvre chiffe humaine est tombée en votre pouvoir. Elle ne dispose que de cinq sens pour lui permettre de séparer le vrai du faux. Et là où les cinq sens ne peuvent atteindre, c’est là que votre domaine, votre règne commence. Mais là encore, même là, vous faites fausse route. Peignez sur le plafond en bois, en haut, le plus haut possible, les meilleures « incrustations ». Nos pauvres yeux, dans leur bonne foi, y croiront peut-être et devront les accepter. Mais notre sensibilité divine ne croit pas à vos tours de passe-passe. Dans vos intarses les plus adroitement « incrustées », elle perçoit qu’il n’y a que de la couleur à l’huile.
(Traduit par Stéphanie Chandler.)