Le 2 mai 1924 Kasimir Malevitch (Kiev 1878, Leningrad 1935), publie son manifeste suprématiste au titre duquel vient s’ajouter la formule Unovis, qui signifie « création de nouvelles formes artistiques ». Des œuvres de Malevitch, comme « Carré noir sur fond blanc », « Forme zéro » ou « Icône sans cadre de mon époque » ont déjà figuré, au cours de l’hiver 1915/1916 dans la dernière exposition futuriste « 0,10. » à Saint-Pétersbourg, comme images représentatives des formes nouvelles. Son « Monde sans objet » — titre de 1927 de son livre sur le Bauhaus, grandit au milieu des remous de la guerre et de la révolution russes. Gabo et Pevsner, Kandinsky, Lissitski et Moholy-Nagy introduisent le suprématisme dans les rencontres internationales.
(…) L’art du présent et en particulier la peinture, a gagné sur toute la ligne. La conscience a dépassé la surface plane et progressé jusqu’à devenir un art de création dans l’espace. La peinture de tableaux est abandonnée désormais par ceux qui n’ont pas réussi, malgré un travail acharné, à se libérer l’esprit du plan, ceux dont la conscience est restée prisonnière de la surface plane. En prenant conscience de l’espace, la peinture est devenue capable de créer des formes constructives. Pour organiser en système les règles de l’espace, il est nécessaire d’écarter tous les systèmes moribonds appartenant au passé, avec toutes leurs excroissances, en poursuivant inlassablement l’effort en avant. Le chemin sera dur, très dur ! La force d’inertie des concepts économiques et esthétiques est à peu près inébranlable.
C’est pourquoi le futurisme a combattu aussi, avec tout son dynamisme, toutes les formes de repli sur le passé. Ce combat était la seule façon de les faire disparaître à temps. Mais l’art nouveau a également engagé une lutte sans merci contre l’esthétique, ce concept sentimental et trompeur. Depuis l’année 1913, le combat s’est intensifié avec l’aide de la devise suprématiste « une vision du monde non objective ». Il faut débarrasser la vie du bric-à-brac du passé, de l’éclectisme parasite, afin de lui permettre un développement normal. La victoire d’aujourd’hui sur des habitudes devenues chères, suppose de renoncer au passé, de déblayer la conscience… Tout ce qui appartient encore au passé est éclectique : la charrette, la charrue primitive, le cheval, le travail à domicile, la peinture de paysages, les statues de la liberté, les arcs de triomphe — et par-dessus tout — les monuments de style ancien. Tout ceci, du point de vue de l’époque de l’aéroplane et de la radio, est éclectique. L’automobile même appartient en fait déjà à ce débarras, au cimetière de l’éclectisme, avec le télégraphe et le téléphone. Les hommes élisent domicile dans l’espace. La terre deviendra une station intermédiaire et pour cela il faut aménager des aérodromes convenant à des aéroplanes et donc, des architectures sans colonnes. Les habitations provisoires des hommes nouveaux doivent être adaptées aux aéroplanes, sur la terre comme dans l’espace. Une maison conçue de cette façon fera ses preuves demain aussi. Nous, suprématistes, proposons de faire des planètes la base de notre existence commune. Nous suprématistes, nous chercherons des compagnons pour lutter contre les formes veillies de l’architecture… Si l’on construisait la future Leningrad dans le style des gratte-ciel américains, le mode de vie et de pensée de ses habitants correspondrait à celui des Américains. Et pourtant l’on s’efforce de plus en plus d’enfermer l’être d’aujourd’hui dans un corset antique…
On prétend que les formes antiques sont importantes et qu’il faut être idiot pour ne pas reconnaître la valeur qu’elles représentent pour le prolétariat. Mais où mettra-t-on alors l’aéroplane ou même la voiture ? Comment la technique moderne peut-elle s’exprimer dans des formes antiques ? Nous, suprématistes, nous assumons notre réputation d’idiots et nous nous opposons à l’utilisation obligée de ces formes à notre époque. Nous refusons absolument de nous laisser comprimer à l’intérieur de formes antiques. Nous ne sommes pas des pompiers, vêtus de costumes modernes, mais qui portent sur la tête des casques de légionnaires romains, nous ne voulons pas être comme les Nègres, à qui la civilisation anglaise a apporté le parapluie et le haut-de-forme, et nous ne voulons pas que nos femmes se promènent en habit de Vénus, nues comme les sauvages ! Nous reconnaissons pleinement la grandeur de l’art antique et ne contestons pas l’importance qu’il a eu pour son époque. Nous ne contestons pas non plus la nécessité pour le prolétariat de connaître l’antiquité classique et d’entretenir une véritable relation avec elle. Mais nous contestons absolument que l’antiquité nous convienne encore aujourd’hui. Chaque idée neuve exige une nouvelle forme qui lui soit appropriée. Voilà pourquoi nous refusons de faire des temples antiques qui satisfaisaient les païens aussi bien que les chrétiens, des clubs ou des « maisons de la culture » pour le prolétariat, même si on leur a donné des noms de chefs révolutionnaires et qu’on les a ornés de leurs effigies. Nous voulons créer de nouveaux rapports avec le contenu de notre époque, qui n’aient rien à voir avec le monde ancien, en relation avec le présent, avec l’époque d’aujourd’hui ! Nous considérons que la forme de représentation picturale esthétisante n’est plus. Le suprématisme a déplacé le centre de gravité de son action sur le front de l’architecture et appelle tous les architectes révolutionnaires à se joindre à lui.