John RUSKIN — Les sept lampes de l’architecture — 1849
(…) XIX. 3° La dernière forme du mensonge que nous nous proposions de conjurer, c’est, on s’en souviendra, la substitution au travail manuel du travail au moule ou à la machine, que d’une manière générale nous qualifierons de Mensonge de Production. Deux raisons également importantes militent contre cette pratique : la première, que tout travail au moule ou à la machine est mauvais, en tant que travail ; la seconde, qu’il est malhonnête. Je parlerai ailleurs de sa mauvaise qualité, qui n’est évidemment pas une raison suffisante de ne le pas employer, quand on n’en peut avoir d’autre. Du moins son improbité, monstrueuse selon moi, est-elle, à mon sens, susceptible d’en déterminer le rejet de façon absolue, sans la moindre réserve. La décoration, comme je l’ai souvent déjà remarqué, a deux sources d’agrément parfaitement distinctes : l’une, la beauté abstraite de ses formes que nous supposerons pour l’instant identiques, qu’elles soient dues au travail manuel ou à la machine ; l’autre, le sentiment du travail humain et de la dépense de peine. Nous pourrons peut-être nous rendre compte de la réelle grandeur de cette dernière influence, en songeant qu’il ne pousse pas dans quelque fissure de ruine un bouquet d’herbes, qui n’ait pas une beauté sous tous les rapports presque égale, et, sous certains même, incommensurablement supérieure à celle de la sculpture la plus fouillée de ses pierres ; que tout notre intérêt pour cette sculpture, notre sentiment de sa richesse, bien que dix fois moins riche que les touffes d’herbe à côté d’elle ; notre sentiment de sa délicatesse, bien que mille fois moins délicate ; notre sentiment de son attrait, bien qu’un million de fois moins admirable, résulte de ce que nous la savons être l’ouvrage de l’homme pauvre, gauche et laborieux. Son véritable charme est subordonné à notre découverte en elle d’un témoignage des pensées, et des intentions, et des épreuves, et des découragements, — des conquêtes et des joies du succès. Un œil exercé pourra y lire tout cela. Supposé que ce soit obscur, il le devine ou le comprend. C’est en cela que réside la valeur de la chose, comme en cela réside la valeur de tout ce que nous qualifierons de précieux. Le prix d’un diamant vient de la conception du temps consacré à sa découverte, avant qu’on ait pu le tailler. Elle a de plus une valeur intrinsèque que le diamant n’a pas (car un diamant n’a pas plus de beauté réelle qu’un morceau de verre) ; mais je n’en parle pas pour l’instant ; je les place tous deux sur la même ligne, et je suppose que l’ornementation due au travail manuel ne se distinguera pas plus de celle du travail à la machine qu’un diamant ne se reconnaîtra du strass. Admettons même que l’une pourra un instant tromper L’œil du maçon comme l’autre l’œil du bijoutier, et que seul un examen attentif les pourra distinguer. Cependant, de même qu’une femme de cœur se refuserait à porter ces faux bijoux, un architecte qui se respecte dédaignera ces faux ornements. Leur usage est un mensonge aussi fieffé et aussi inexcusable. Vous vous servez de matériaux, qui prétendent à une valeur qu’ils n’ont pas, qui prétendent avoir coûté et être, ce qu’ils n’ont pas coûté et ce qu’ils ne sont pas. C’est une imposture, une preuve de mauvais goût, une inconvenance et un crime. Jetez-les à terre, broyez-les en poussière, laissez plutôt nu leur emplacement sur la muraille. Vous n’avez pas payé pour les avoir ; vous n’y avez pas droit, vous n’en avez que faire. Nul n’a besoin d’ornements en ce monde, mais il faut à tous de l’intégrité. Toutes les belles inventions qu’on ait jamais imaginées ne valent pas un mensonge. Laissez vos murs aussi lisses et nus qu’une planche, ou construisez-les, s’il le faut, de boue cuite et de paille hachée ; ne les crépissez pas de mensonges. Telle est donc notre loi générale. Je la considère plus impérative qu’aucune autre de celles, que j’ai défendues. Je tiens ces actes d’improbité pour les plus vils et les moins nécessaires ; l’ornementation est en effet chose déraisonnable et accessoire, tout à fait basse si elle est mensongère. Pour générale, cependant que soit notre loi, il est quelques exceptions relatives à certaines substances particulières et à leur emploi.
XX. D’abord pour l’emploi de la brique. Puis qu’on sait qu’en principe elle est moulée, il n’est aucune raison de ne la pas mouler en formes diverses. On ne supposera jamais qu’elle ait été taillée ; elle ne trompera par suite pas et on ne lui accordera que le crédit qu’elle mérite. Dans les pays plats, loin de toute carrière de pierre, on peut légitimement et très heureusement se servir de la brique pour l’ornementation, pour une ornementation travaillée, voire même délicate.
Les moulures de brique du Palais Pepoli à Bologne et celles qui courent autour du marché de Vercelli comptent parmi les plus riches en Italie. Prenons encore les ouvrages en tuiles et en porcelaine. Les premiers sont bien que de manière grotesque employés avec succès dans l’architecture domestique en France, où des tuiles de couleur s’insèrent dans les losanges que forme le croisement des bois de charpente; la famille Robbia s’est admirablement servi des seconds, en Toscane, pour des bas-reliefs extérieurs. Pour ces derniers, tout en pouvant regretter parfois le mauvais arrangement de couleurs inutiles, nous ne pouvons nullement blâmer l’usage d’une matière qui, quels que soient ses défauts, l’emporte sur tous les autres pour la durée et qui dans son maniement exige peut-être plus d’habileté que le marbre. Ce n’est pas en effet la matière, c’est l’absence de travail humain qui ôte à la chose toute valeur : un morceau de terre cuite ou de plâtre de Paris travaillé par la main de l’homme vaut tous les blocs de Carrare taillés à la machine. Il est, à dire vrai, possible et même fréquent que les hommes dégénèrent eux-mêmes en machines, à telle enseigne que le labeur manuel présentera tous les caractères d’un travail mécanique. Je parlerai tout à l’heure de la différence la couleur de la pierre ou qui pourrait le moindrement passer pour telle, comme ces moulures de stuc de la cour intérieure du Palais Vecchio, à Florence, qui projettent la honte et le soupçon sur toutes les parties de l’édifice.
Quant aux matériaux ductiles et fusibles, tels que la glaise, le fer et le bronze, il nous appartient de nous en servir à notre gré, nous rappelant que leur prix est en proportion du travail qu’on leur a consacré ou dans la mesure où ils s’affirment nettement comme sortis du moule. Mais il n’y a pas eu, je crois, de cause plus active de l’avilissement de notre goût naturel pour la beauté que l’usage constant des ornements de fer. Les ordinaires ouvrages en fer du moyen âge étaient aussi simples que leur effet était grand, composés de feuillage découpé aplat dans la tôle et tordu au gré de l’ouvrier. Il n’est rien au contraire d’aussi froid, d’aussi gauche, d’aussi vulgaire, et d’aussi essentiellement incapable d’une belle ligne ou d’une ombre que ces ornements en fonte. Bien que nous ne puissions, en ce qui concerne la vérité, rien alléguer contre eux, puisqu’on les distingue toujours du premier coup d’œil des ouvrages travaillés et martelés et qu’ils ne se donnent que pour ce qu’ils sont, je suis pourtant convaincu qu’un peuple, qui s’abandonne à ces substitutions vulgaires et méprisables au lieu de décoration vraie, perd tout espoir d’un progrès en art. Je m’efforcerai de montrer ailleurs d’une façon plus concluante leur inefficacité et leur mesquinerie. Il me suffit ici de corroborer cette conclusion générale qu’il est des choses, même honnêtes et licites, qui jamais ne nous pourront procurer un légitime orgueil ni une vraie joie ; qui ne se doivent jamais utiliser là où elles pourraient laisser croire qu’elles sont autres choses que ce qu’elles sont, d’un prix plus grand qu’elles n’en ont ; qui enfin ne se peuvent associer à un ouvrage vrai pour lequel ce serait une honte de se trouver côte à côte avec elles.
John RUSKIN, les sept lampes de l’architecture, chapitre II, pages 126-129, Paris : Société d’Éditions Artistiques, 1900 (1849)