La première grande exposition du Werkbund allemand ouvre ses portes à Cologne, au mois de juin 1914. Elle fait un tour d’horizon des travaux réalisés par le Werkbund au cours de ses sept premières années d’existence. L’hétérogénéité des constructions présentées — du néoclassicisme d’un Behrens aux immeubles de bureaux et aux usines de Gropius et Meyer — illustre bien les divergences internes du Werkbund. L’expression de ces antagonismes culmine lors du colloque qui eut lieu au début du mois de juillet, dans le cadre de cette même exposition. Muthesius y proclame que les deux objectifs de l’organisation sont la concentration et la standardisation, tandis que van de Velde défend contradictoirement la thèse de l’individualité créatrice de l’artiste.
Hermann Muthesius :
1. L’architecture, et avec elle l’ensemble du champ de création du Werkbund, pousse à la standardisation qui seule peut lui permettre d’atteindre à nouveau la signification générale qui était la sienne dans les périodes d’harmonie culturelle.
2. Seule la standardisation, conçue comme le résultat d’une salutaire concentration, peut permettre de retrouver un goût sûr et universellement valable.
3. Tant qu’ils n’auront pas atteint un niveau de goût suffisant, les arts appliqués allemands ne pourront être diffusés à l’étranger.
4. Le monde ne demandera nos produits que le jour où ils témoigneront d’un style convaincant. Le mouvement en a jeté les bases.
5. Approfondir ce qui a déjà été réalisé est le devoir le plus urgent de notre époque. Le succès définitif du mouvement en dépend. Tout retour à l’imitation reviendrait aujourd’hui à gaspiller un bien précieux.
6. Convaincu que l’amélioration continue de sa production est pour l’Allemagne une question de vie ou de mort, le Werkbund allemand, agissant comme l’union d’artistes, d’industriels et de commerçants, doit penser à créer les conditions préalables à l’exportation des produits des arts appliqués.
7. Une propagande efficace est nécessaire pour faire connaître à l’étranger les progrès réalisés en Allemagne dans le domaine des arts appliqués et en architecture. La publication périodique de brochures illustrées peut s’ajouter avantageusement aux expositions.
8. Les expositions du Werkbund ne se justifient que dans la mesure où elles présentent ce qu’il y a de meilleur et de plus représentatif. Celles qui sont présentées à l’étranger doivent être considérées comme une opportunité nationale et méritent à ce titre un soutien public.
9. Exporter demande l’existence préalable d’entreprises possédant une importante capacité de production. La création d’objets uniques par des artistes ne peut déjà pas couvrir la demande intérieure.
10. Pour des raisons nationales, les sociétés de transport et de vente qui travaillent vers l’étranger doivent, maintenant que le mouvement a montré ses produits, s’associer à lui pour représenter l’art allemand dans le monde.
Hermann Muthesius
Henry van de Velde :
1. Tant qu’il restera des artistes au sein du Werkbund et qu’ils conserveront de l’influence sur son destin, ils s’opposeront à l’imposition de quelque sorte de canon ou de standardisation que ce soit. Au plus profond de lui-même l’artiste est par essence même un pur individualiste, un créateur libre et spontané. Il ne se pliera jamais à une discipline qui le contraindrait à adopter un modèle, un canon. Il se méfie instinctivement de tout ce qui pourrait stériliser ses activités et de toute règle susceptible de l’empêcher de conduire des pensées au terme qui leur est propre ou de le pousser à adopter une forme d’une valeur générale dans laquelle il ne voit lui qu’une façon de travestir l’incapacité en vertu.
2. L’artiste, qui s’adonne à une « salutaire concentration », a toujours su que des courants plus puissants que sa volonté et sa pensée à elles seules, exigent de lui qu’il reconnaisse ce qui correspond fondamentalement à l’esprit de son temps. Ces courants, qui peuvent être de natures différentes, l’influencent d’une manière générale, consciemment ou non et représentent pour lui quelque chose de moralement et matériellement contraignant. Il se soumet volontairement à leur autorité et s’enthousiasme pour l’idée d’un style nouveau. Cela fait vingt ans qu’un certain nombre d’entre nous cherchent les formes et les décors qui correspondent totalement à notre époque.
3. Et pourtant il n’est venu à l’idée d’aucun d’entre nous d’imposer aux autres comme autant de modèles les formes ou les décors que nous avons inventés. Nous savons que plusieurs générations devront poursuivre le travail que nous avons commencé avant qu’apparaisse clairement un style nouveau et qu’une longue période d’efforts est encore nécessaire avant de commencer à parler standards et standardisation.
4. Mais nous savons également que tant que cet objectif ne sera pas atteint nos efforts conserveront le charme de l’élan créateur. Peu à peu les forces, les dons de tous se confondent, les contradictions se neutralisent et c’est précisément à l’instant même où les efforts individuels commencent à décroître qu’apparaissent les traits d’un style. C’est le début de l’imitation ; l’on introduit l’usage de formes et décors dans la mise en œuvre desquels personne n’a plus à faire preuve d’impulsion créatrice : le temps de la stérilité est arrivé.
5. Le désir de standardiser un style encore naissant équivaut à mettre les effets avant les causes. C’est tuer le germe dans l’œuf. Comment peut-on se laisser aveugler de cette façon par l’illusion de rapides résultats ? Cette précipitation ne peut que nuire à la réputation des arts appliqués allemands hors de nos frontières, alors que les étrangers ont déjà une bonne longueur d’avance sur nous dans la connaissance des anciennes traditions et civilisations du goût.
6. En revanche, l’Allemagne a l’avantage de posséder encore des dons qu’ont perdus d’autres peuples, plus anciens et plus fatigués, des dons d’invention, c’est-à-dire des idées bien personnelles et d’une grande richesse spirituelle. Stopper ce riche élan créateur, ce serait le rendre impuissant.
7. Le Werkbund doit cultiver ces dons au même titre que le don individuel de dextérité manuelle, la joie et la foi en la Beauté et la diversité de ses réalisations, et non pas les étouffer en cherchant à les uniformiser, au moment même où, à l’étranger, on commence à s’intéresser au travail des Allemands. Tout reste pratiquement à faire dans ce domaine.
8. Nous ne mettons en doute la bonne volonté de personne et sommes conscients des difficultés à surmonter. Certes, nous savons que l’organisation des travailleurs a beaucoup fait pour les conditions matérielles des ouvriers, mais rien n’a été fait pour éveiller, chez ceux qui devraient être nos heureux compagnons de travail, l’enthousiasme du travail bien fait. D’un autre côté, nous n’ignorons pas non plus la malédiction qui pèse sur notre industrie et l’oblige à exporter.
9. Et pourtant ne prendre en considération que l’exportation n’a jamais rien donné de bon. Ce n’est pas l’esprit de l’exportation qui crée la qualité. Celle-ci apparaît toujours d’abord dans un cercle étroit de clients et de connaisseurs, qui accordent progressivement leur confiance aux artistes. La clientèle grossit peu à peu, prend une ampleur nationale et plus tard seulement se fait enfin connaître à l’étranger et dans le monde entier. C’est une grossière erreur de jugement que de faire croire aux industriels qu’ils augmentent leurs chances sur le marché mondial en produisant des modèles a priori, avant même qu’ils aient été vulgarisés dans leur pays d’origine. Les objets remarquables qui sont importés chez nous n’ont jamais été fabriqués directement pour l’export ; les verres de Tiffany par exemple, la porcelaine de Copenhague, les bijoux de Jensen, les livres de Cobden-Sanderson, etc.
10. Toutes les expositions cherchent à montrer cette qualité propre au pays et les expositions du Werkbund n’ont en fait de sens que dans le cas où, comme le dit excellemment M. Muthesius, elles se limitent fondamentalement au meilleur et à l’exemplaire.
Henry van de Velde