Vers la fin du siècle dernier, sur le continent, nous étouffions, littéralement, sous le poids de la laideur de toutes les choses. Jamais, à aucun moment dans l’histoire des siècles, la décadence du goût, la veulerie de la conception et le désintérêt de l’exécution et de la qualité des matières n’étaient descendus à un tel niveau.

À cette époque, plus aucun monument, plus aucun objet ne se présentaient à nos yeux sous l’aspect de sa forme essentielle, véridique et convaincante. Au contraire, ils affectaient un aspect emprunté, trompeur, destiné surtout à suggérer un tout autre but, un tout autre usage que ceux auxquels ils étaient réellement affectés. Quant aux meubles et à tous les objets pratiques dont nous nous servions de préférence, aucun ne se présentait plus à nos yeux et à notre intelligence, honnêtement, simplement, véridiquement. Ainsi, par le fait de l’annihilation progressive du besoin de voir les choses sous leur aspect véritable, nous en étions arrivés à ne plus concevoir quelle aberration poussait à édifier des gares, des Halles, des Banques, des bains publics et des « Grands Magasins » et tous ces édifices appropriés à des besoins nouveaux, selon des modèles d’édifices qui, à des époques antérieures, avaient été le Temple grec, la Cathédrale et la Maison Communale gothiques ; le palais et le château de l’époque des Médicis, de François Premier ou de la Renaissance flamande ou allemande. La corruption nous avait conduits à ne plus pouvoir concevoir aucun objet autrement que « travesti » c’est-à-dire empruntant pour son aspect à lui, celui d’un autre objet ayant notoirement une autre raison d’existence, une autre destination.

Ni les meubles, ni les luminaires, ni les tentures, ni les tapis ne se présentaient à nous comme tels. Bien au contraire, chacun d’eux usait d’un truchement pour entraîner notre esprit et nos yeux sur la pente de l’illusion. Il fallait, à tout prix, que l’idée ne s’éveillât pas en nous : tel meuble est une armoire, une table ou une chaise ; une tenture, un tapis, un vase, une corbeille à fruits, un huilier ou une salière. Non, mais il y a là, devant nous, un temple à colonnes ou à arcades, des perspectives hardies et lointaines sur des villes ignorées ; des groupes de faunes ou d’êtres sous-marins s’agitant pour soutenir la table au milieu de la salle, où les tapis évoquent des parterres de fleurs éblouissants. Sur les murs tous les êtres de la création s’agitent et se poursuivent dans un fouillis de feuilles et de branchages suggérant la présence et les bruits de la forêt dans laquelle notre existence journalière s’écoulerait paradisiaquement !

Et, pour ne pas avoir été élevé dans un milieu aussi somptueux, je ne m’en souviens pas moins d’avoir souffert de ce que dans la maison paternelle, je ne pouvais m’attacher à aucun objet qui se fut adapté à l’usage auquel il était affecté aussi simplement, aussi naturellement que les sujets : servantes et domestiques. Je m’attachais à ceux-ci parce qu’ils étaient simples et naturels, parce qu’ils remplissaient humblement, avec leur vraie figure et leurs vrais sentiments, l’emploi auquel ils avaient consenti. J’aurais désiré être aussi reconnaissant aux objets qu’aux sujets pour les services qu’ils consentaient à nous rendre. Mais le masque m’éloignait de nos meubles et de nos objets et l’aberration de leurs formes éveillait en moi un malaise profond qui se transforma bientôt en un profond dégoût, en une profonde tristesse.

Conférence donnée au Palais fédéral de Berne durant l’hiver 1917-18, in Henry van de Velde, Déblaiement d’art, Éditions des archives d’architecture moderne, Bruxelles, 1979

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