Gunta STÖLZL – Le tissage au Bauhaus – 1926)
Gunta Stölzl – Le tissage au Bauhaus (1926)

L’article a été publié dans la revue du Bauhaus *Offset*, n°7, en 1926.
Le tissu tissé fait-il partie de ces objets qui représentent un défi pour l’effort créatif de l’homme ?
Oui ! Parce qu’un tissu tissé est un ensemble esthétique, une composition de formes, de couleurs et de matières dans son ensemble. Dans tous les domaines du design aujourd’hui, il y a une quête vers la loi et l’ordre. Et nous aussi, dans l’atelier de tissage, nous nous sommes donné pour tâche d’examiner les éléments de base de notre domaine spécifique.
Alors qu’au début de notre travail au Bauhaus, nous partions de préceptes picturaux — un tissu était en quelque sorte une image faite de laine —, nous savons aujourd’hui qu’un tissu est toujours un objet d’usage, déterminé à la fois par sa finalité et par les facteurs de sa production. Ces facteurs sont :
– les fils lâches, qui ne peuvent former une surface définie que par l’agencement auquel ils sont soumis ;
– une multiplicité de fils entrelacés qui produisent la sculpture de la surface ;
– la couleur, intensifiée ou atténuée par la brillance ou le mat ;
– la matière, dont les caractéristiques nous imposent des limites dans son usage.
Le tissu doit répondre à d’autres exigences : il doit constituer une surface et avoir toujours l’effet d’une surface. Cela n’implique pas que les éléments de nature statique, dynamique, sculpturale, fonctionnelle, constructive ou spatiale soient exclus de la réflexion. Ces éléments comptent et sont soumis aux lois de la géométrie plane.

Aujourd’hui, nous ne tissons plus de fleurs ni de fruits, de scènes figuratives ni de perspectives architecturales, et nous ne nous consacrons pas non plus à la décoration ornementale. Comme mentionné précédemment, le design textile concerne la conception de structures de surface qui s’articulent avec les objets environnants, s’adaptent et s’intègrent. D’une part, c’est la flexibilité de cette surface qui caractérise le tissu — le fait qu’un rideau, un couvre-lit, un coussin peuvent facilement changer de place dans la pièce ; d’autre part, c’est la nature du matériau — rugueux ou lisse, rigide ou souple, léger ou lourd, mat ou brillant.
Puisque le tissage mécanique n’a pas encore été développé au point d’intégrer toutes les possibilités du tissage manuel, et puisque la personne créative en développement doit connaître toutes ces possibilités, nous nous consacrons principalement au tissage sur métier à main. Seul le travail sur métier manuel permet une latitude suffisante pour qu’une idée se développe d’expérience en expérience, jusqu’à ce qu’elle soit définie et clarifiée au point que des échantillons puissent être transmis à l’industrie pour une reproduction mécanique.

Étant donné que les applications des tissus — et donc les problèmes qu’ils posent — sont si variées, seuls quelques exemples sont sélectionnés ici :
– Un tissu ou un rideau — ce sont des objets facilement mobiles et adaptables aux goûts individuels et aux exigences de couleur et de forme.
– Un tapis peut être conçu comme une partie intégrante de la pièce et, en tant que tel, avoir une fonction déterminante de l’espace, mais il peut aussi être pensé comme un « objet en soi », dont la couleur et le langage formel peuvent exprimer n’importe quel thème de surface.
– Un tissu d’ameublement, étant fixé dans l’espace et destiné à un usage spécifique, doit présenter un effet de texture attrayant.
– Les tapisseries et tentures murales ne sont pas des marchandises. D’autres critères s’appliquent à elles ; elles relèvent du domaine de l’expression artistique libre, tout en étant déterminées par le processus de tissage.
Le tissage est avant tout un domaine de travail féminin. Le jeu avec la forme et la couleur, une sensibilité accrue à la matière, la capacité d’adaptation, une pensée rythmique plutôt que logique — sont des traits de caractère fréquemment féminins qui stimulent les femmes à une activité créative dans le domaine du textile.
« Is the woven fabric one of those items that present a challenge for the creative efforts of man?
Yes! Because a woven fabric is an aesthetic whole, a composition of form, color and material as a whole. In all fields of design today there is a quest for law and order.
And we too, in the weaving workshop, have set ourselves the task of investigating the basic elements of our particular field. While at the beginning of our Bauhaus work we started with image precepts – a fabric was so to speak a picture made of wool – today we know that a fabric is always an object of use and is determined equally by its end use and the factors of its production. These factors are:
– the loose threads which can only be made into a definite surface by the arrangement to which they are subjected;
– a multiplicity of interlocking threads which produce the sculpture of the surface;
– the color intensified or toned down through gloss or dullness;
– the material, whose characteristics limit us in its use.
The fabric has to meet further requirements: it has to be a surface and always has to have the effect of a surface. This does not imply that elements of a static, dynamic, sculptural, functional, constructional, and spatial nature are excluded from consideration. These elements count and are subject to the laws of plane geometry. Today we do not weave flowers and fruit, figurative scenes and architectural perspectives, and neither do we devote ourselves to ornamental decoration. As said before, fabric design is concerned with designing surface structure that relates to surrounding things, adapts itself and fits in. On the one hand it is the flexibility of this surface which characterizes the fabric, namely the fact that a curtain, a bedspread, a pillow can easily change its place in the room; on the other hand there is the nature of the material, rough or smooth, stiff or soft, light or heavy, dull or glossy.
Since today mechanical weaving has not yet been developed to the point of incorporating all the possibilities of hand weaving, and since the developing creative person needs to know all these possibilities, we concern ourselves mainly with handloom weaving. Only work at the hand loom allows the kind of latitude for an idea to be developed from experiment to experiment until it is defined and clarified to the point that sample products can be handed to industry for mechanical reproduction.
Since the applications of fabrics, and hence the problems involved, are so varied, only a few are selected here : a cloth or a curtain – these are easily movable and adaptable objects to suit individual tastes and requirements of color and form. A rug can be designed as an integral part of the room and as such can have a space-determining function, but it can also be thought of as an independent « thing in itself », whose color and formal language can express any surface theme. Upholstery fabric, being fixed in space and being confined to a specific purpose, should have an attractive textural surface effect.
Tapestries and wall hangings are not commodities. Other standards apply to these; they belong in the area of free artistic expression, yet are determined by the process of weaving.
Weaving is primarily a woman’s field of work. The play with form and color, an enhanced sensitivity to material, the capacity of adaptation, rhythmical rather than logical thinking – are frequent female traits of character stimulating women to creative activity in the field of textiles. »