Gunta STÖLZL 1897 – 1983
I. Formation, influences et contexte institutionnel

Gunta Stölzl naît le 5 mars 1897 à Munich, dans une famille bourgeoise cultivée. Elle est inscrite à la Königliche Kunstgewerbeschule (École royale des arts appliqués) de Munich entre 1914 et 1916, où elle suit une formation en peinture décorative, en broderie, en typographie et en design textile. Elle est l’élève de Richard Riemerschmid, figure du Jugendstil (Art nouveau allemand), qui prône une synthèse entre artisanat et industrie. En 1917, elle interrompt ses études pour servir comme infirmière volontaire sur le front italien pendant la Première Guerre mondiale, dans le cadre de la Croix-Rouge bavaroise. Elle reprend sa formation après l’armistice, puis découvre en 1919 le manifeste du Staatliches Bauhaus, fondé à Weimar par Walter Gropius. Elle décide de rejoindre l’école dès sa première année d’existence.
Elle est admise au Bauhaus en juillet 1919. Elle suit le cours préliminaire dirigé par Johannes Itten. Elle participe également aux cours de Paul Klee et de Wassily Kandinsky, qui introduisent des principes de composition géométrique et de théorie des couleurs. En 1920, elle intègre l’atelier de tissage, dirigé de fait par Helene Börner, mais dont la direction pédagogique est officiellement assurée par Georg Muche. L’atelier est marginalisé au sein de l’école, considéré comme un espace féminin et artisanal, en opposition aux ateliers de menuiserie ou de métallurgie, valorisés pour leur proximité avec l’industrie. Stölzl entreprend de transformer cet atelier en un laboratoire de recherche textile, en introduisant des méthodes analytiques et expérimentales.
En 1921, elle effectue un stage de teinture à Krefeld, dans une école technique spécialisée, où elle acquiert des compétences en chimie des fibres et en colorimétrie. Elle installe ensuite un laboratoire de teinture au sein du Bauhaus, qu’elle équipe elle-même. Elle développe une pédagogie fondée sur l’analyse des matériaux, la compréhension des structures de tissage et l’expérimentation formelle. Elle affirme que « un tissu tissé est un ensemble esthétique, une composition de formes, de couleurs et de matières dans son ensemble.» (« Offset », n°7, 1926, p. 1). Cette définition exclut toute approche décorative ou figurative, et inscrit le textile dans une logique de surface, de fonction et de structure.

En 1923, lors de la première exposition publique du Bauhaus à Weimar, elle présente un tapis noué à la main, qui est vendu à un collectionneur privé. Elle collabore avec Marcel Breuer pour la réalisation de tissus d’ameublement destinés à ses meubles tubulaires. Elle conçoit notamment les assises tissées de la Afrikanischer Stuhl (chaise africaine), réalisée en 1921, et de la chaise B3, prototype de la future Wassily Chair. En 1924, elle quitte temporairement le Bauhaus pour fonder un atelier de tissage à Herrliberg, près de Zurich, à la demande de Johannes Itten, qui a quitté l’école en 1923. Elle y poursuit ses recherches sur les matériaux synthétiques, notamment la rayonne, le fil glacé et les rubans de cellophane.
En 1925, le Bauhaus est contraint de quitter Weimar sous la pression du gouvernement régional conservateur. L’école s’installe à Dessau, dans un bâtiment conçu par Gropius. Stölzl est rappelée pour diriger l’atelier de tissage. Elle est nommée Meisterin (maîtresse d’atelier) en 1927, devenant ainsi la première femme à accéder à ce rang dans l’histoire du Bauhaus. Elle structure l’atelier selon une logique industrielle, en développant des prototypes destinés à la production en série. Elle introduit des métiers à tisser mécaniques, forme les étudiantes à la lecture de plans techniques et collabore avec des entreprises textiles pour la diffusion des modèles. Elle affirme que « seul le travail sur métier manuel permet une latitude suffisante pour qu’une idée se développe d’expérience en expérience » (« Offset », n°7, 1926, p. 3), mais elle reconnaît également la nécessité de transférer les résultats vers la production industrielle.
II. Pratiques, innovations et positionnement au sein du Bauhaus
L’atelier de tissage dirigé par Gunta Stölzl à Dessau entre 1927 et 1931 constitue un espace de recherche appliquée, où les expérimentations formelles sont articulées à des contraintes techniques et industrielles. Elle y développe une pédagogie fondée sur l’analyse des structures textiles, la compréhension des propriétés des matériaux et l’intégration des textiles dans l’architecture moderne. Elle affirme que « le tissu doit constituer une surface et avoir toujours l’effet d’une surface » (« Offset », n°7, 1926, p. 2), ce qui implique une conception non illusionniste de la composition, fondée sur la planéité, la répétition modulaire et la lisibilité structurelle.
Elle rejette explicitement les motifs figuratifs, les scènes narratives et les ornements historicistes, en déclarant que « nous ne tissons plus de fleurs ni de fruits, de scènes figuratives ni de perspectives architecturales » (« Offset », n°7, 1926, p. 2). Cette position s’inscrit dans une critique moderniste de l’ornement, mais elle s’en distingue par une attention constante aux qualités sensorielles du matériau. Elle distingue les textiles mobiles (rideaux, coussins, nappes) des textiles fixes (tapis, tissus d’ameublement), en fonction de leur rôle spatial et de leur degré d’intégration architecturale. Elle précise que « un tapis peut être conçu comme une partie intégrante de la pièce et, en tant que tel, avoir une fonction déterminante de l’espace » (« Offset », n°7, 1926, p. 3).
Elle introduit dans l’atelier des matériaux synthétiques, tels que la rayonne, le fil glacé (toile de coton paraffinée) et les rubans de cellophane, qu’elle combine avec des fibres naturelles comme la laine, le lin ou le coton. Elle expérimente des effets de brillance, de matité, de transparence et de réflexion, en croisant des fils aux propriétés optiques contrastées. Elle développe des structures complexes, telles que les armures à effet de relief, les tissages à double chaîne ou les trames flottantes, qui permettent de moduler la texture et la densité du tissu. Elle affirme que « la couleur est intensifiée ou atténuée par la brillance ou le mat, et le matériau impose ses limites d’usage » (« Offset », n°7, 1926, p. 2).
Elle conçoit des échantillons textiles destinés à la production industrielle, en collaboration avec des entreprises telles que Polytex, Bauhausstoffe GmbH ou Deutsche Werkstätten. Elle met en place un système de documentation rigoureux, comprenant des fiches techniques, des plans de tissage et des catalogues de motifs. Elle forme les étudiantes à la lecture de diagrammes, à la rédaction de spécifications techniques et à la gestion de la production. Elle insiste sur la nécessité de relier la recherche formelle à la reproductibilité industrielle, tout en maintenant une phase expérimentale sur métier manuel. Elle écrit que « seul le travail sur métier manuel permet une latitude suffisante pour qu’une idée se développe d’expérience en expérience jusqu’à sa clarification » (« Offset », n°7, 1926, p. 3).
Elle conçoit également des textiles destinés à des projets architecturaux précis, notamment pour les logements des maîtres du Bauhaus à Dessau, conçus par Walter Gropius. Elle y intègre des rideaux, des tapis et des tissus d’ameublement conçus pour dialoguer avec les volumes, les couleurs et les matériaux de l’architecture. Elle applique les principes de la « Raumkunst » (art de l’espace), selon lesquels chaque élément de l’environnement doit participer à une composition unifiée. Elle affirme que « le tissu est un objet d’usage, déterminé à la fois par sa finalité et par les facteurs de sa production » (« Offset », n°7, 1926, p. 1), ce qui implique une conception fonctionnelle, mais aussi contextuelle, du textile.
Elle refuse de considérer le tissage comme un art mineur ou comme une activité féminine subalterne. Elle revendique la spécificité du médium textile, sa complexité technique et sa capacité à produire des formes abstraites, dynamiques et spatiales. Elle écrit que « le tissage est avant tout un domaine de travail féminin, mais il exige une pensée rythmique plutôt que logique » (« Offset », n°7, 1926, p. 4), soulignant ainsi la dimension cognitive et sensorielle de la pratique. Elle valorise les qualités de souplesse, d’adaptabilité et de sensibilité matérielle, qu’elle associe à une intelligence textile propre, distincte des hiérarchies disciplinaires traditionnelles.
III. Héritage, réception critique et postérité
En 1931, Gunta Stölzl est contrainte de quitter le Bauhaus à la suite de tensions internes liées à des conflits politiques, idéologiques et personnels. L’atelier de tissage, qu’elle dirige depuis 1927, est alors traversé par des dissensions entre les étudiantes allemandes et les étudiantes étrangères, notamment celles issues de l’Union soviétique. Elle est accusée de favoritisme, de manque de rigueur administrative et de proximité idéologique avec les anciens maîtres spirituels du Bauhaus, tels que Johannes Itten. Sous la pression du conseil d’administration de l’école, elle présente sa démission en juillet 1931. Elle quitte Dessau et s’installe à Zurich, où elle fonde un atelier de tissage indépendant avec Arieh Sharon, ancien étudiant du Bauhaus et architecte moderniste.

À Zurich, elle poursuit ses recherches sur les structures textiles, en développant des collections de tissus d’ameublement, de tapis et de rideaux destinés à l’architecture moderne. Elle collabore avec des architectes suisses et allemands, tout en formant de jeunes tisserandes à ses méthodes. Elle refuse de se positionner comme artiste, préférant le terme de Gestalterin (conceptrice), qui souligne la dimension fonctionnelle, technique et rationnelle de son travail. Elle continue à défendre une approche analytique du textile, fondée sur la compréhension des matériaux, la rigueur géométrique et l’adaptation aux usages. Elle affirme que « le tissu est toujours un objet d’usage, déterminé par sa finalité et par les facteurs de sa production » (« Offset », n°7, 1926, p. 1), ce qui exclut toute conception décorative ou expressive du médium.
Dans les années 1950 et 1960, son travail est progressivement marginalisé par l’émergence de nouveaux courants artistiques, tels que l’art textile expérimental, le fiber art (art de la fibre) ou l’art abstrait géométrique. Elle continue néanmoins à produire des œuvres textiles, à enseigner et à participer à des expositions collectives. Elle refuse les invitations à théoriser son travail dans des publications, préférant laisser parler les objets eux-mêmes. Elle meurt à Zurich le 22 avril 1983, à l’âge de 86 ans.
La redécouverte de son œuvre commence dans les années 1980, dans le cadre des recherches féministes sur l’histoire du Bauhaus. Des historiennes de l’art, telles que Magdalena Droste, Elizabeth Otto ou Sigrid Wortmann Weltge, réévaluent son rôle dans la structuration de l’atelier de tissage, dans l’élaboration d’une pédagogie textile moderne et dans la définition d’un langage formel propre au médium. Son article de 1926, publié dans la revue « Offset », est réédité, traduit et commenté dans plusieurs anthologies. Il est considéré comme un texte fondateur de la théorie du design textile moderne, en ce qu’il articule rigueur formelle, analyse matérielle et réflexion sur les usages.
Ses œuvres sont aujourd’hui conservées dans des collections publiques, telles que le Museum of Modern Art (MoMA) à New York, le Bauhaus-Archiv à Berlin, le Victoria and Albert Museum à Londres ou le Museum für Gestaltung à Zurich.
Bibliographie
Gunta STÖLZL, Weaving at the Bauhaus, Offset, Dessau, 1926 (1926)
Magdalena DROSTE, Bauhaus 1919–1933, Taschen, Cologne, 2019 (1990)
Sigrid WORTMANN WELTEGE, Gunta Stölzl: Bauhaus Master, Museum of Modern Art, New York, 2009 (2005)
Elizabeth OTTO, Haunted Bauhaus, MIT Press, Cambridge, 2019 (2019)
Laura GROSSMANN, Women at the Bauhaus, Prestel, Munich, 2021 (2021)