Avec la lumière électrique, on pénètre dans des mondes, des paysages, des grottes, des espaces jusqu’alors inimaginables et inconnus.
Avec la lumière électrique, on introduit le jour dans la nuit la plus profonde et ainsi, on éclaire tant le monde que la nuit devient une sorte de jour, un jour jamais vu, un jour nocturne avec des stations-service comme des fantômes au bord des autoroutes, des vitrines verdâtres, des parkings scintillants, des places comme des piscines vidées en hiver, des étages de bureaux jaunes avec personne dedans. La nuit devient donc un jour nocturne et dans ses vitrines les légumes sont plus brillants, les gâteaux plus crémeux, les mannequins plus sexy, les pizzas plus rouges, de même que les halls des hôtels sont plus luxueux, la fumée des cigarettes plus dense et les chaussures des messieurs infiniment plus brillantes.
L’utilisation de la lumière, maintenant que la lumière est électrique n’a pas échappé à son destin sémiotique, à son rôle de soutien linguistique pour les figures de la vie, qu’elle soit publique ou privée.
Car en réalité la lumière n’éclaire pas, elle raconte, elle procure des significations, dessine des métaphores, compose la scène sur laquelle se joue la comédie humaine. Et elle raconte aussi l’architecture.
Peut-être que la différence entre les architectures anciennes et modernes tient au fait que les premières, pour la plupart, ont été conçues pour être modelées par la lumière du jour, tandis que les autres, les nôtres, et quelle que soit leur conception, se voient redessinées « ensuite » par la lumière électrique, la lumière artificielle. Les grands immeubles de bureaux, les banques, les gares et les aéroports, de même que les halls d’hôtel, les bateaux, les musées, les toilettes, les ascenseurs, les escaliers, les couloirs, les fast-foods, les supermarchés, les grands magasins, les boucheries, tous ces lieux, toutes ces architectures ou morceaux d’architecture ne sont pas conçus pour être modelés par la lumière naturelle. Du reste, ils n’en reçoivent que très peu ou pas du tout. Ils sont conçus, c’est tout : ensuite, on y met une lumière artificielle. Et tous ces lieux baignent dans une lumière permanente, certainement très étudiée, neutre, ou tremblotante parfois, mais presque toujours jaunâtre, fatiguée, malade (à force de vouloir ressembler au soleil), et dure aussi, insistante, inamovible : métaphore précise et impitoyable des exigences globales de l’Institution, quelle que soit l’institution en question.
Les stations-service sont éclairées, elles aussi par une lumière étrange, une lumière métaphysique blanche comme le marbre des statues : une lumière qu’on voit de loin le long des sombres échangeurs des autoroutes, une lumière qui est peut-être reposante, bienvenue, stimulante, quand on conduit pendant des heures et des heures dans la nuit. Mais surtout, des lumières de plastique, des lumières publicitaires, des lumières comme un vernis qui masquerait l’absurdité de la situation : des lumières qui sont peut-être aussi celles de ces nouveaux rituels qui ont pris pour thème la technologie en tant que telle, coupée du reste, la technologie à portée de main, ou qui ont pris pour autre thème l’héroïsme, l’héroïsme à portée de main, plutôt que le cosmos si horriblement lointain.
Ça, Dan Dlavin l’a bien compris.
Comme l’a compris ce vieil Indien d’Amérique qui n’arrêtait pas de s’étonner que les Blancs aient besoin de tant de lumière. « Je crois, disait-il, qu’ils ont peur de voir les étoiles dans le ciel. »