Un souvenir l’assaille. 14 juin 2019, 18 h 30, Pub du Red Lion, celui qui est face à la mer. La lumière se dore petit à petit. Trois de ses amis sont attablés et au cœur d’une discussion animée.
« Mais attends ! Attends ! Le design joli, c’est bien mignon, mais à quoi ça sert ? Hein dis-moi. »
Argitxu reprend son souffle et pointe du doigt un Jean-Paul qui a clairement l’air d’ignorer ce qu’il a fait pour mériter ça. Il tente de répondre et Argitxu répond à sa place :
« À rien ! À strictement rien ! On n’en a pas besoin ! »
Elle s’arrête, légèrement essoufflée. Jean-Paul en profite pour reprendre :
« Mais c’est pas la question. C’est simplement qu’une bonne idée c’est bien, mais quand c’est moche et bah c’est juste moche. »
Lucie prend alors la parole et Jean-Paul l’écoute attentivement tandis que le rouge des joues d’Argitxu s’atténue :
« Je suis d’accord, mais tu ne peux pas dire que le principal dans le design c’est la forme. Tout le projet s’ancre ailleurs. »
Jean-Paul approuve et Argitxu renchérit :
« Exactement. Dans un ressenti, un territoire, une sensibilité… »
Elle s’imagine qu’elle aurait pu ajouter : « Un concept ? »
Deux silhouettes apparaissent plus loin. L’une des deux porte un livre sous son bras. Anthony Dunne et Fiona Raby se rapprochent. Fiona Raby soulève au-dessus de sa tête leur manifeste Speculative everything. Ils saluent la jeune fille. Tandis que Fiona Raby cherche une page dans le livre, Anthony Dunne s’adresse à elle :
« A Map of Unreality, chapitre 2, le design conceptuel est un design d’idées, voire d’idéaux. »
Tout à coup, le poids qu’elle ressentait sur ses épaules s’allège un peu. Fiona Raby reprend :
« C’est un espace où par des chemins de pensée, le design peut corréler ou expérimenter toutes ses possibilités. Il ne se contente pas de s’interroger et expérimenter avec les choses telles qu’elles sont aujourd’hui afin de les rendre meilleures ou différentes. Il crée des perspectives hors du réel. C’est un peu un asile de fou qui ne mettrait pas de barreaux à ses fenêtres.
— Oh yes ! s’exclame la jeune fille, merci ! le designer n’est pas qu’un technicien cultivé, c’est aussi un concepteur d’idées ? »
Les deux designers l’observent intrigués, puis ils se consultent du regard comme s’ils avaient affaire à une bête curieuse.
Anthony Dunne tente de tempérer la réaction de la jeune fille :
« Ce design est néanmoins très difficile à financer et les opportunités sont très limitées. »
Fiona Raby approuve. Et la jeune fille ne rit plus du tout. Se rendant compte qu’ils y sont peut-être allés un peu fort, Fiona Raby reprend :
« Mais il existe, et il est nécessaire. Il est nécessaire, car il nourrit la profession et l’imagination des professionnels du design. Et puis il ouvre de nouvelles possibilités pour la technologie, les matériaux et l’industrie, mais aussi pour la narration, le sens et la réinterprétation de la vie de tous les jours (…).