À son origine, le design a été pensé et réalisé par une dizaine d’auteurs (architectes, artistes, industriels) dans les années 1930 en Allemagne, et à peu près autant en Italie dans les années 1950. Tous étaient imprégnés de l’utopie socialiste et de la culture humaniste, tout comme le public qui comprenait et appréciait leurs œuvres. Ensemble, ils formaient une petite avant-garde qui, horrifiée par l’art pompier*, poursuivait l’utopie du travail comme transformation de l’homme. Ainsi, tout design entendait être porteur de l’idée de standard (du français étendard) comme allégorie des valeurs d’une société qui restait à transformer. Et l’on pensait naïvement que l’honnête intelligence d’un produit pouvait avoir une influence positive sur les besoins, donc sur le marché. Cette ligne utopiste était en harmonie avec le climat de reconstruction, matérielle et idéologique, de l’après-guerre qui touchait tous les Européens. Dès la moitié des années 1960 pourtant commençaient à apparaître les signes d’une société corrompue par la faiblesse de la pensée et rendue obtuse par l’« exploitation globale » du règne de la marchandise. Dans les années 1970, cette poétique devient incompréhensible. Tous ceux qui aujourd’hui encore sont proches de l’essence du design sont conscients de la dégradation inexorable de ce qui est produit. Toutefois aucune critique objective n’émerge, même dans les univers non directement marchands comme les musées, les essais critiques, les expositions ambitieuses. La cause en est à la fois la prolifération excessive d’un maniérisme radical ou traditionnel, pollué par des prescriptions individuelles inconscientes, ou par le cynisme. On continue à produire des objets et nommer cela « design », quand on devrait parler plutôt d’« art pompier » ou, plus généreusement, d’« art décoratif ». Les objets produits n’ont pas besoin d’être, mais seulement de paraître correspondre à l’infinité des besoins induits, comme l’impose le règne de la marchandise. Le design implique la présence de trois entités : l’auteur, l’industriel, le public. Mais où sont-ils aujourd’hui, Mart Stam et Achille Castiglioni ? Où sont Adriano Olivetti et Bruno Danese ? Et les gens ? Pour la plupart, ils regardent les émissions de télé-réalité. On peut me reprocher de parler de choses évidentes, déjà décrites par d’autres, et même mieux. Me dire que je devrais me contenter de faire mon travail de designer… mais c’est presque impossible aujourd’hui, si je me refuse à produire de l’« art pompier ». Disons que pour chaque type d’objet (chaise, lampe ou autre), je connais à peu près un million de « designs » qui ont déjà été faits. Chacun de ces « designs » devait être, ou devait paraître, différent. Ce qui a impliqué des approches de projet différentes (« chic », « radicale », « contestataire », pour l’intérieur, pour l’extérieur, pour le bureau, pour la maison, économique ou de luxe, etc.). Chacune de ces approches a été réalisée suivant différentes technologies : fer, plastique de type A, B, C, D, E, F, etc., bois, stratifié, bambou, etc., par forgeage, emboutissage, moulage, etc., aluminium, carbone titane, etc. Je m’arrête là. Chacun de ces choix n’a été opéré que pour obtenir une apparence différente… Cette obsession explique, sans rhétorique aucune autour des poétiques, le pourquoi de l’art pompier ou art décoratif. Certains de ces produits semblent à peu près décents, mais ils ne sont que la répétition maniériste de projets préexistants… On me demande souvent de faire un nouveau projet. Mais pour qu’il soit nouveau, comment puis-je le faire ? Pour chaque approche et par rapport à chaque technique, je connais des milliers d’objets préexistants. C’est impossible ! Chaque fois qu’on me demande de faire un projet nouveau, je réponds que j’accepte à condition de ne pas être rétribué par un improbable droit d’auteur de 1 % sur le prix de vente au public (en Italie) mais payé tant de l’heure, comme n’importe quel technicien ou consultant. J’ai toujours essuyé un refus. J’ai proposé plusieurs fois de consacrer 10 % de la somme qu’une entreprise investit chaque année dans ses propres et absurdes expérimentations, pour financer un projet stratégique qui implique un temps de réalisation décent et non pas limité à quelques semaines. Cela m’a toujours été refusé. J’ai proposé plusieurs fois… Je m’arrête là. Autrement dit, on fait appel à moi pour mes compétences, mais je ne peux travailler que si je renonce à ces compétences… Un tel vide ne concerne-t-il que ma personne ? Que font les millions d’autres « designers », des jeunes, pour la plupart, que les écoles ont diplômés (et elles ne cessent de continuer à le faire) selon les mêmes modalités industrielles de production de marchandises ? Tous, même confusément, pensaient choisir un travail non aliéné, mais la majeure partie d’entre eux ne trouve aucun emploi… Certains pensent que l’« art pompier » est l’avant-garde d’une nouvelle culture… D’autres, au contraire, rêvent d’une transformation possible, en travaillant sur une simplicité essentielle, mais tout a déjà été « progettare » et les amateurs de télé-réalité n’aiment pas la simplicité. Gabriele Pezzini est imprégné lui aussi de l’idée du « standard » (une idée qui n’est plus à la mode aujourd’hui) et il est déterminé à travailler dans cette direction. Dans les conversations que nous avons, nous nous accordons sur le fait qu’un produit naît du dialogue entre un « designer » et un industriel. Le « designer » est responsable de la forme, et la qualité de celle-ci émerge toujours à partir d’un projet global, ce qui, particulièrement aujourd’hui, correspond à l’Utopie… L’industriel est responsable non seulement des aspects économiques de la réalisation d’un produit, mais aussi de la façon de l’imposer dans un marché où la compétition est féroce. Un bon produit peut être réalisé quand un industriel, concrètement et efficacement, reprend à son compte 20 % d’Utopie. Gabriele Pezzini le sait aussi, c’est très rarement le cas… Mais nous sommes arrivés à un tel point de dégradation qu’un changement, au moins comportemental, pourrait sembler possible.
* En français dans le texte
Enzo Mari, août 2009