La place Saint-Sulpice.
Je décidai de me marier, par défi peut-être. Il s’appelait Percy. « Un Anglais ? Pourquoi un Anglais ? », disait mon père au patriotisme rancunier, ça le dépassait. « Non », et chaque mois, pendant une année, il me répondit : « Non ». Ma mère restait neutre. Toutefois, elle essayait de me faire comprendre que je n’étais pas faite pour le mariage. Percy se fit naturaliser Français. De protestant il devint catholique, ce qui n’était pas nécessaire. Le 22 décembre 1926, en manteau de velours rouge, une rose à mon corsage, je me mariai à l’église Saint-Roch. J’offris cette rose au prêtre qui m’avait baptisée. Seuls mon père et ma mère nous accompagnaient, je n’avais pas voulu d’un mariage en dentelles, je ne voulais pas ressembler à l’image du veau gras que l’on mène à l’abattoir. Quelques années plus tard, je divorçai malgré l’interdiction des autorités religieuses consultées. En y réfléchissant aujourd’hui, je pense que le mariage à cette époque était le seul passage possible pour que la chrysalide devînt papillon. Et un papillon, ça vole. Le cœur serré, je quittai le doux nid de mes parents et la place du Marché-Saint-Honoré, mon village, mais on ne marche pas à reculons. J’avais fait le choix de la place Saint-Sulpice pour établir ma nouvelle résidence, rive gauche. C’est étonnant comme en franchissant la Seine la qualité de l’air et du temps changeait. Moins de voitures, plus de calme, un côté un peu provincial, des hôtels particuliers dans la verdure, et la « bien-pensante » place Saint-Sulpice évoquée à rebours par les vers de Raoul Ponchon : « Je hais les tours de Saint-Sulpice, quand par hasard je les rencontre, je pisse contre. » Nom avions loué un ancien atelier de photographe, une belle verrière donnait sur la place. Pour l’aménager, je me sentais délivrée des contraintes de mon enseignement, probablement parce que cette fois j’allais créer pour moi. Et mon « moi » baignait dans l’expression de la rue.
L’affiche de Paul Colin immortalisait Joséphine Baker qui se produisait au Théâtre des Champs-Élysées. Je vis cette Revue nègre, quel choc ! Une Joséphine noire toute nue, au rythme déchaîné, le petit cul dressé orné d’un régime de bananes ; une femme sauvage, authentique. Dommage que le show-biz l’ait récupérée, policée, sophistiquée, mais elle demeura toujours belle, généreuse et courageuse. Nous ne lui avons pas rendu ce qu’elle nous a donné.
Je découvris la littérature anglaise, les films de Cocteau, Louis Armstrong, je m’initiais au charleston. Charles Lindbergh venait de réussir la liaison aérienne New York-Paris. J’étais coiffée à la garçonne, mon cou s’ornait d’un collier que j’avais fait façonner, constitué de vulgaires boules de cuivre chromé. Je l’appelais mon roulement à billes, un symbole et une provocation qui marquaient mon appartenance à l’époque mécanique du XXe siècle.
J’étais fière de ne pas rivaliser avec les bijoux de la reine d’Angleterre. Je me faisais traiter d’« inhumaine » en référence au film de Marcel L’Herbier. Dans la rue, les titis parisiens ne me loupaient pas. Professionnellement, j’allais me démarquer des créations que permettaient les techniques traditionnelles : le bois, les tapisseries, les tentures, tout un artisanat d’art appliqué à l’ameublement qui fleurissait au faubourg Saint-Antoine, triomphe de la copie de style ancien, fleurs mécanisées, angles à pan coupé, mode courante du moment. Tout m’éloignait du Faubourg, à l’exception d’un serrurier : Labadie. Il avait une échoppe d’objets insolites anciens, des ludions, des petits automates. Dans l’arrière-boutique, il réparait, confectionnait des aquariums ou des lampes à partir de bouteilles anciennes, tout un bricolage intéressant, il était ingénieux. Dufresne le faisait travailler et me l’avait chaleureusement recommandé. Labadie m’apporta la connaissance de son métier, et moi, par mes dessins qui n’évoquaient rien de connu, un souffle d’air frais. Il se jetait sur chaque projet avec enthousiasme : à peine donnés, ils prenaient forme pour notre plus grand bonheur. Il fut la cheville ouvrière de mes créations suivantes. Avenue des Champs-Élysées, j’allais voir défiler les voitures de luxe aux brillantes carrosseries. Au Salon de l’auto je m’imprégnais de leur technicité, au rayon des accessoires j’achetai un phare pour éclairer ma future salle à manger. Pas de nappe pour ma table extensible très sophistiquée. Elle déroulait mécaniquement un caoutchouc noir entre des glissières en acier chromé. J’avais remplacé la porte palière par une porte coulissante laquée sans grande sécurité — la clé était sous le paillasson. À l’entrée, un bar en cuivre nickelé avec le devant en tôle d’aluminium anodisé. Ne croyez pas que je l’avais conçu par ivrognerie, non, c’était uniquement pour accueillir mes amis et faire la fête d’une manière plus conviviale, plus libre, plus décontractée qu’assis en rond autour d’une table basse. Je ne me voyais pas dans un salon.
À la suite de cet ensemble, on trouvait mon atelier, baigné par la lumière, puis la chambre à coucher avec une fenêtre sur la place et une autre qui prenait la rue Bonaparte en enfilade. Je n’oubliais pas les conseils de Rapin et de Dufresne, je devais exposer. Qu’à cela ne tienne, nous camperions provisoirement dans ma nouvelle demeure. Ma salle à manger fut présentée au Salon des décorateurs de 1928, et mon « Bar sous le toit » au Salon d’Automne 1927. Je l’inaugurai au champagne avec tous mes amis. Ce digne Salon d’Automne n’avait pas prévu dans ses galeries l’effervescence de cette impertinente jeunesse. Ce fut un immense succès. Pratiquement inconnue la veille, j’émergeais brutalement dans l’actualité. Pour moi, ça n’avait pas de sens et ce n’était pas juste. Qu’allais-je faire à présent ? Avec tous les journalistes à mes trousses, je découvrais avec effroi le snobisme lié à la réussite, j’étais jeune, « voire la plus belle, la plus talentueuse », je ne pouvais que chuter de mon piédestal, et j’étais sans programme, sans projet. Je fis part à Jean Fouquet de mes états d’âme, allant même jusqu’à évoquer l’éventualité de m’inscrire à l’école Grignon, grande école d’agriculture, pour respirer l’air pur, sous le soleil, la fourche à la main. « Tu es folle ! » Il me donna deux livres à lire impérativement : Vers une architecture et L’Art décoratif d’aujourd’hui, d’un certain Le Corbusier. La lecture de ces deux livres fut pour moi un éblouissement. Ils me faisaient franchir le mur qui obstruait l’avenir. Ma dérision était prise : je travaillerais avec Le Corbusier. Je me présentai à son atelier au 35 rue de Sèvres, un ancien couvent. Son cousin Pierre Jeanneret me reçut, Le Corbusier étant toujours absent le matin. Je ne voulais pas dévoiler à un inconnu l’objet de ma visite, il me fallait revenir ultérieurement.
Un après-midi, un carton de dessins sous le bras, assez intimidée par l’ambiance austère des lieux, je me trouvai devant les grosses lunettes de Le Corbusier qui voilaient son regard. Son accueil fut plutôt froid, distant. « Qu’est-ce que vous voulez ? » « Travailler avec vous. ». Il jeta un rapide coup d’œil sur mes dessins. « Ici, on ne brode pas des coussins » fut sa réponse. Il me reconduisit à la porte. Dans un ultime élan, je lui laissai mon adresse et l’informai de mon exposition au Salon d’Automne — sans espoir de le revoir. Je le quittai presque soulagée. On ne peut pas dire que mon charme avait opéré. Le lendemain après-midi, je retrouvai Jean Fouquet au Salon. Radieux, il vint vers moi : « J’ai vu Le Corbusier et Pierre Jeanneret ce matin à ton stand. Tu travailleras avec lui. Il doit t’écrire. » Si vous vous promenez en forêt, sans carte, vous allez de carrefour en carrefour. À la croisée des chemins, lequel prendre ? Vous hésitez, votre intuition vous fait choisir l’un plutôt que l’autre — là est votre destin —, car, le carrefour franchi, on ne revient pas en arrière, et ainsi va la vie, en zigzag, de carrefour en carrefour où le choix est encore possible. Ces années-là étaient le temps de la réflexion, d’une certaine stabilité. Les chemins en ligne droite étaient longs, on y rencontrait moins de bifurcations. Des destins presque connus d’avance, sauf les impondérables. Aujourd’hui, les carrefours se multiplient, les risques sont de ce fait plus nombreux, il faut se donner le temps de réfléchir, voire de méditer avant de s’engager vers le but que l’on s’est tracé. Tout s’accélère, ce qui est à la pointe du progrès ne le sera pl. demain — adaptation constante —, il faut s’y faire et le savoir. Nous entrons dans le royaume de l’éphémère. Devant un café, j’expliquai à Maurice Dufresne que j’allais entrer chez Le Corbusier. « Vous allez vous dessécher », dit-il d’un air navré, alors que j’étais « si bien partie… » Son poulain s’éloignait, mais il me conserva son amitié et me le prouva à plusieurs reprises.
Extrait de : Charlotte Perriand, une vie de création, Éditions Odile Jacob, Paris, 1998