À l’école de l’Union centrale des arts décoratifs.
L’année 1920 passa vite, je me rendais chaque jour boulevard Malesherbes, siège provisoire de ma toute nouvelle École d’art appliqué. Je découvrais un autre milieu. De jeunes provinciales, leur bac en poche, boursières comme moi, étaient logées dans des pensions pour étudiants aux consignes très sévères, vite détournées. Il ne fallait pas fumer, elles se groupaient dans une chambre, véritable tabagie ; elles fréquentaient l’Association des étudiants de la rue de la Bûcherie, le jardin du Luxembourg. Je ne pouvais pas encore les suivre. Toutefois, à la maison, j’essayai de fumer, seule dans ma chambre, un des petits cigares de mon père. Ce fut la débâcle et ma chance : mal au cœur, à la tête, je devins allergique au tabac.
Une autre catégorie d’élèves — payantes — fréquentait cette école. La majorité ne rêvait que de bals et de beaux cavaliers. Elles étaient destinées à de brillants mariages. Nos cours de dessins de meubles et de compositions étaient complétés par un magistral cours d’histoire de l’art préparé par Mlle Langrand, directrice de l’école. Reliure et sculpture sur bois complétaient cet éventail. Henri Rapin, décorateur et architecte, un professionnel, avait la haute main sur nos études.
J’avais une certaine autonomie pour le choix de mes sujets, que j’exprimais bien, mais, distraite par tant de nouveautés, je m’échappais à chaque occasion pour aller me promener au Luxembourg. Je me donnais l’impression d’être adulte. Toutefois, l’heure était l’heure pour le retour à la maison. Ce qui était prévisible arriva. J’étais boursière et devais par mon travail contribuer au renom de l’école. Je m’y prenais mal. À la fin de l’année scolaire, Rapin m’appela pour me signifier mon renvoi. Devant mon air consterné, il me demanda ce que je comptais faire dans la vie. Par défi je répondis : de l’architecture. « Il faudra vous y prendre autrement, revenez après les vacances avec un carton de dessins bien garni, et nous verrons » fut sa réponse. Je n’ai jamais avoué à mm parents ni cet échec ni ses raisons. Je me plaisais bien dans cette école, mais je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire. J’espérais m’en sortir en biaisant ; je voulais travailler à l’atelier de ma mère : « Niet, quand on commence une chose, on l’achève. » J’argumentais, je voulais gagner ma vie, mon année de dessin me rendait apte à le faire. « Bien », dit ma mère qui m’envoya, accompagnée par un de ses amis acheteur, au Bon Marché, rue du Sentier, chez les passementiers. Grandes pièces grises, sinistres. Dessinatrice en passementerie ! Je tombai de haut… et compris qu’il n’y avait pas d’autre issue que de remplir mon cartable à dessins pour les présenter à Rapin. Des arbres, des statues des Tuileries furent mes modèles. « Laissez ce carton, me dit Rapin, et nous verrons. » Cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête, le temps de mes études me fit comprendre qu’il n’y avait pas d’autre choix que de travailler. « Le travail, me répétait ma mère, c’est la liberté. »
M’ayant rabâché depuis mon enfance chaque matin : « Charlotte lève-toi » et chaque soir : « Charlotte, travaille, le travail c’est la liberté », elle me donna ma liberté comme promis ce beau jour du 24 octobre 1921, ainsi qu’une bague garnie d’une opale noire, mon porte-bonheur. Elle est toujours à mon doigt, elle est la mémoire de ma vie. Par la force de l’habitude, si je rentrais en retard, je croyais devoir m’expliquer, et ma mère me répondait invariablement : « Mais, Charlotte, je ne te demande rien. » Elle me laissait avec mes responsabilités, à moi de m’assumer. J’étais cependant encore protégée dans le foyer familial qui me donnait le bel exemple de la stabilité, du travail, d’un certain bonheur. Les protections sociales n’existaient pas encore, les vies moins protégées étaient plus endurcies, plus résistantes aux aléas de l’existence. Je pouvais compter sur mes parents, tout en m’envolant vers d’autres cieux. Mon école déménagea sous les toits du musée des Arts décoratifs, au Louvre, en attendant la construction de son bâtiment à Passy, rue Beethoven. De notre pigeonnier, nous pouvions admirer au printemps les parterres de tulipes de Hollande et fréquenter la bibliothèque du musée à nos pieds, c’était le rêve. Une fringale d’expression s’empara de moi. En dehors de l’école, j’allais au Jardin des Plantes remplir des carnets de croquis d’animaux, j’allais à la Grande Chaumière dessiner des nus au cours de B. B. de Montvel, puis au cours d’André Lhote que je quittai sans regret après quelques séances. Le soir, je suivais avec beaucoup d’attention le cours de Maurice Dufresne, président du Salon des artistes décorateurs. C’était un des « Grands » de l’époque, il mettait son talent à la portée du public aux Galeries Lafayette, dont il était le directeur artistique de la maîtrise. Les élèves que nous étions le nourrissaient de quelques idées inattendues. Il savait titiller notre imagination en nous donnant des programmes à étudier, tel celui d’une « chambre pour riche Américaine ». Dans mon imaginaire, que pouvait bien faire une riche Américaine ? Se cuiter la nuit dans les boîtes pour rentrer au petit matin rejoindre sa couche. Mon projet s’exprima par une pente douce qui la dirigeait directement — plouf ! — sur l’objet de son désir, le lit, dans un décor de star américaine. Plus raisonnablement, nous devions étudier des tissus d’ameublement et d’autres sujets dont les meilleurs seraient édités par son grand magasin. Nous nous sentions déjà dans la vie active. Je participais à des concours d’Art et Industrie, à des décors de théâtre. Entre-temps, mon école inaugurée rue Beethoven prit sa vitesse de croisière. Je n’étais plus marginale. Je m’exprimais, je m’affirmais. L’Exposition des arts décoratifs de 1925 approchait, il fallait s’y préparer. Après une sévère sélection, je fus choisie pour deux programmes un salon de musique composé de neuf panneaux ayant pour sujet neuf muses, et une grille en fer forgé. Pour les muses, il me fallait une belle fille nue pour prendre les poses. Elle me fut accordée le samedi, jour de fermeture de l’école, pour ne pas effaroucher ces demoiselles bien-pensantes. Évidemment, mes projets furent conçus dans le plus pur style Arts décoratifs de l’époque, à l’image de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, avec ses décors très caractéristiques aux formes stylisées, avec des fleurs mécanisées en rondelles de citron, telles les interprétations que je pouvais en faire à mon école. Même les trumeaux ressemblaient à ceux qui ornaient par mes soins le dessus des portes des quatre pièces de mes parents.
À l’Exposition, après avoir longé les pavillons de prestige et ceux des grands magasins, dont celui de la maîtrise des Galeries Lafayette décoré par Dufresne, je passai devant le pavillon de l’URSS, qui tranchait dans tous ces décors, et le pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, si dépouillé, relégué avec mépris dans un coin. Il m’avait surprise, mais pas atteinte. Le temps de quitter l’école arriva ; que faire ? Dufresne et Rapin me conseillèrent, pour me faire connaître, d’exposer au Salon des artistes décorateurs et au Salon d’automne 1926, si tout du moins j’en avais les moyens. Je conçus l’idée d’un modeste coin de salon. Dufresne me recommanda à son menuisier du faubourg Saint-Antoine pour faire chiffrer mon projet. Munie de cette indication primordiale, je présentai ce projet à mes parents. Perplexes, ils décidèrent de le financer, avec comme limite : « Ce ne sera pas renouvelable. » 1926. Première exposition sans écho. Toutefois, je vendis le coin de salon et récidivai en 1927 au Salon des décorateurs avec un vaisselier garni d’orfèvrerie de Puyforcat. Cette fois, quelques critiques furent élogieuses : il faudrait compter avec moi. Je prenais contact avec l’avant-garde du Salon. Provocante, ma présence commençait à faire du bruit. J’étais toujours dans la mouvance de l’Art décoratif. Je vendis ce vaisselier. Parallèlement, je conçus pour un couturier des tables en cuivre nickelé et glace, et des luminaires. Était-ce le bout du tunnel ?
J’allais avoir vingt-quatre ans, et ma vie allait changer. Cette école que je quittais m’avait façonnée, enrichie, protégée. Rapin et Dufresne, hommes chaleureux, m’avaient portée. J’entends encore Rapin dans ses moments euphoriques chanter des airs d’opéra : « Et Satan conduit le bal, conduit le bal… » ; ça rythmait ses créations. Dufresne, lui, se prenait d’amour, de contemplation pour ses poissons rares aux couleurs chatoyantes, il étudiait leurs mœurs, c’était son dada. Tous deux étaient des réalisateurs — hommes de métier. Leurs limites, je le ressentirai plus tard, étaient d’exprimer sans se poser de questions les modes de l’art décoratif. Je venais de passer six années de liberté relative. En m’offrant cette liberté, six années plus tôt, ma mère avait tenu à me raconter un fait que j’ignorais : « Jurez-moi que ma petite-fille est baptisée », avait demandé ma grand-mère paternelle qui était très croyante et pratiquante. Devant un tel désarroi, maman la tranquillisa, mais il lui en resta un certain malaise. Mon père, quoiqu’élevé chez les Frères, était devenu un irréductible incroyant. Ma mère, non baptisée, se posait un certain nombre de questions. Par honnêteté, elle crut devoir m’informer de son parjure. Libre à moi de l’effacer. Je me fis baptiser. À la suite d’une instruction religieuse, je fis m a première communion un soir de Noël 1921 dans une chapelle de l’église Saint-Roch. C’est toute pure que je fis mes premiers pas dans la vie : promenades au Luxembourg, escapades à la Maison de l’étudiant rue de la Bûcherie, en compagnie de mes camarades qui rendaient visite à leurs coquins ; au bal des étudiants à l’Opéra de Paris, déguisée en « incroyable » ; au bal du Moulin de la Galette, en tube de peinture : un tissu argenté tout raide qui enveloppait mon corps, barré som la poitrine d’une large bande rouge, couleur du contenu du tube, deux pastilles écarlates sur chaque joue, la tête surmontée d’un calot d’argent — le bouchon. Pas pratique pour danser ! Avec le guide Blanc, dit « Le Pape », je m’initiais à la haute montagne au-dessus de Bonneval-sur-Arc, au refuge des Évettes, au pied des glaciers, objet de mes rêves. Je venais de goûter à ces grands espaces de solitude et de blancheur, au dépassement de soi pour parvenir au sommet, face au ciel, à l’infini, ivresse dont je ne me suis jamais départie — une re-création. À dix-huit ans, je découvrais la mer à Saint-Malo ; je ne savais pas nager, j’avais failli me noyer dans une piscine parisienne à l’heure de midi. Je me faisais plaisir au Studio des Ursulines, dans ma tête un vrai feu d’artifice en noir et blanc et muet de films d’avant-garde. À Trascuera, petit village au-dessus de Domodossola, le samedi soir, je jouais à la « mora » avec les contrebandiers et les gendarmes, mais certains soirs, lorsque l’excitation était à son comble, je me réfugiais dans mon auberge et les laissais à la « castagne ». Le dimanche matin, ils avaient droit au sermon de Monsieur le curé et l’après-midi, j’allais chez lui jouer du piano. J’allais faire la belle à la Scala de Milan. Les garçons sur mon passage transposaient l’hymne fasciste en : « E per le belle signorine, baci baci in quantità… » Au mont Cenis, avec mon amie Pierra, les chasseurs alpins nous faisaient l’aubade, de beaux garçons une plume au chapeau. Je les ai suivis seule dans leur camion jusqu’à Turin. Je voulais visiter le monde. Je passais ces premiers pièges de la vie en toute innocence, je n’avais pas de pulsion amoureuse, je n’en connaissais pas les symptômes. J’allais tourner la page.
Extrait de : Charlotte Perriand, une vie de création, Éditions Odile Jacob, Paris, 1998