Allemagne, 1908
Supposons un arbre généalogique. Considérons que d’un tronc commun partent trois branches, qui donnent toutes les trois naissance à trois autres branches d’où partent encore trois branches, lesquelles engendrent chacune trois rameaux. Finalement, on se trouve face à une grande famille dont on peut, au bout du compte, dénombrer quatre-vingt-un membres. Si l’on ajoute les possibilités de mariages consanguins, cela fait beaucoup de monde… Reprenons. À l’origine, une intention : créer des bouilloires électriques dont les unes auraient une contenance de 0,75 litre, les deuxièmes de 1,25 litre et les troisièmes de 1,75 litre. Pour chacune des trois familles, on imagine trois mêmes possibilités de forme, et, pour chacune à nouveau, trois traitements de surface avec des options de coloris différents. Si l’on ajoute à cela des possibilités de panachage, cela offre une grande variété de choix à l’acquéreur éventuel. C’est ce que propose, en 1908, la société allemande AEG avec des bouilloires électriques de trois types, certaines ayant un corps en forme de poire, d’autres un corps cylindrique et d’autres enfin un corps prismatique à section octogonale. En 1883, Emil Rathenau fonde à Berlin l’AEG (Allgemeine Elektricitâts Gesellschaft), destinée à l’exploitation de brevets de Thomas Edison portant sur l’éclairage électrique.
Ayant par la suite — toujours dans le domaine de l’équipement électrique — diversifié la production de la firme, il demande à Peter Behrens, architecte et artiste aux dons multiples, qui fut l’un des principaux représentants du Jugendstil, d’en devenir le conseiller artistique. Behrens entre en fonctions en juillet 1907 et intervient désormais à tous les niveaux de la conception. Il dessine la totalité des produits, qu’il s’agisse de ventilateurs, d’appareils de chauffage, d’appareils d’éclairage ou de bouilloires. Il redessine le logotype AEG et conçoit une nouvelle typographie représentative de l’entreprise, qui remplace celle à caractères néogothiques en vigueur en 1910), de même que la cité ouvrière de Hennigsdorf, près de Berlin. L’image de la firme, dans son intégralité, engage les compétences de Behrens, lequel relève magistralement le défi et en fait une référence historique absolue. Il est difficile aujourd’hui encore de trouver meilleur exemple de l’intervention en tout point réussie d’une seule et même personne sur la représentation globale d’une entreprise.
Raymond Guidot, Histoire des objets. Chroniques du design industriel, Éditions Hazan, Paris, 2013