La parcelle de ma grand- mère
Cette parcelle était un grand jardin composé de toutes sortes de plantes et d’arbres, difficilement identifiables aujourd’hui, faisant partie de l’alimentation de base sur cette île :
le bananier, le manioc, le Moringa, l’ananas, le manguier, le goyavier, le Bilimbi etc… Seul.e.s quelques un.e.s de ces plantes et arbres existent encore dans le quartier aujourd’hui.
Une chose m’a interpellée. Avec un arbre, une plante, nous avions toute une palette de possibilités d’utilisation : en cuisine, en soin, en construction, en agriculture, en fabrication d’outils, dans l’enseignement etc…
Les gens étaient à l’écoute de la nature, des matériaux autour d’eux et les utilisaient en fonction de leurs besoins. Ils expérimentaient en laissant également la possibilité à ces matières naturelles de leur enseigner les diverses possibilités d’usages. Une impression d’être dans un atelier expérimental à ciel ouvert. Dans cette parcelle, se dressait, pile au milieu, une garçonnière en torchis dans lequel habité mon oncle. Un banga.
Mémoire collective de la façon dont nous avons pratiqué dans le lieu, lors des palabres. Des palabres qui se tenaient assez fréquemment, notamment dans la cour de ma tante ou à SF lors des discussions autour des grands sujets, tels qu’un mariage, un décès, un conflit, une fête etc…
Effectivement, dans ma culture les filles habitent avec leurs parents et quittent la maison familiale qu’après le mariage. En ce qui concerne les garçons, c’est dès l’âge de la puberté. Ils quittent le cocon familial et construisent leur banga avec l’aide de la famille, qui réside généralement à proximité. Ceci dans le but de continuer la vie avec un peu plus d’intimité, jusqu’à ce qu’ils se marient. Avec la possibilité de revenir dans ces cabanes en cas de divorces, tout en regagnant cette intimité.
Les familles étaient plus nombreuses, d’un à dix, voire jusqu’à douze enfants par familles, dans une case SIM – Société Immobilière de Mayotte, à l’origine de cette innovation dans l’habitat social mahorais dès 1977 — de deux à trois pièces, en parpaing pour certain et brique pour d’autres. Une pièce pour le couple, les autres étaient partagées par les enfants, avec toujours la même règle, les filles restent jusqu’au mariage et les garçons jusqu’à la puberté.
On se demande : mais où étaient les toilettes, la cuisine et le salon dans tout ça ? eh bien, ils étaient tous dans le lakuru – foyer familial délimité par un enclos et une maison avec parfois les grands-parents habitant juste à côté – le muraba be, qui est la maison, la cour clôturée. Les toilettes à quelques pas de la case en face.
Il y avait : celles construites avec des matériaux primitifs (feuilles de cocotier tressées, puis superposées avec des attaches sur des poteaux aux pieds de piyandeni ou de sandrago. Avec le toit ouvert, la porte symbolisée par un vieux tissu opaque tendu sur
une simple corde, avec une toilette turque en béton recouverte d’un bout de tôle et un seau en métal pour l’approvisionnement en eau.
Celles construites en briques ou en béton, possédaient un WC, un lavabo, un sol en enduit béton, une plomberie etc.
La cuisine, n’était pas très éloignée de la case non plus. Elle était soit en dur ou en tôle cloutée sur une structure en bois récupéré dans les environs. Aussi simple que fragile.
Je me rappelle bien la journée où a commencé la construction de ce banga dans cette parcelle. À cet endroit on pouvait y puiser une bonne partie des matériaux pour la construction du banga. Comme avant toute action, une discussion sur ce projet s’était tenue, afin de discuter des techniques de construction qui allaient être employés, des façons de se procurer les matériaux, des repas etc.
Un énorme trou a été creusé, dans lequel était puisée la terre très argileuse en profondeur. Puis on y faisait le mélange, terre, fibres végétales et eau. Il y avait des variétés d’arbre assez robustes sur place pour ce qui était du bois.
Je pense avoir vu le sandrago.
Celui-ci servant aussi à marquer les délimitations des muraba be. J’ai vu également du bambou, qui est d’abord fendu en plusieurs tasseaux avant d’être clouté sur les poteaux en sandrago.
Pour ce qui était de l’eau, il y avait un vovu, un puit, au bord de la route, en contrebas du quartier. C’était la source d’approvisionnement la plus importante du quartier et surtout
une laverie en plein air. Pour le réapprovisionnement en eau, des allées et venues étaient effectuées, avec la mobilisation des jeunes.
Puis ils ont monté une ossature sandrago et bambou, en double paroi, dans lequel ils sont venus remplir du mélange terre, fibres végétales et eau. Ils ont laissé sécher, puis, avec la même technique, ils ont monté la structure du toit sur lequel ils ont clouté des tôles pour en faire la toiture, avec une petite terrasse. L’intérieur était resté brut. à l’extérieur, la terre rouge, coincée entre trois planches de bois pour la maintenir. Elle était entassée de sorte à ne pas qu’elle se déverse en contrebas, à force de pratiquer le sol sur la terrasse.
Il n’y avait ni architecte, ni ingénieur, mais que des personnes et artisans dévoués, avec une multitude de talents qui, ensemble, ont réussi à penser et réaliser un chef-d’œuvre pour cette époque. Les matériaux utilisés étaient très primitifs, mais cela ne les empêchait pas de croire en ce qu’ils pouvaient réaliser en mettant leurs connaissances et expériences en commun. Ils s’adaptaient de manière intelligente à l’environnement où ils se trouvaient et vivaient en harmonie avec la nature.
La relation qu’ils avaient avec l’habitat était très profonde. Ils étaient sensibles au lieu et la manière de le pratiquer, car ils se voient léguer ces « biens communs » qui inclus des « biens culturels », qu’ils soient « tangibles ou intangibles » aux futures générations.
Habiter tel que le définissent Ludovic Duhem et Richard Pereira de Moura en biorégionalisme, c’est le fait :
« D’établir un lien durable avec le lieu où l’on vit. Habiter n’est passe loger dans un espace prédéfini (Heidegger) mais donnersens au lieu où l’on demeure par
la conscience du fait que notre existence, notre mode d’être- au-monde, en dépend (Berque). Au-delà d’une conscience du lienau lieu (Magnaghi), habiter requiert donc une pratique qui exige un dispositif technique et architectural exprimant le milieu dans lequel il s’insère, mais aussi tout un ensemble relationnel relevant du symbolique, du social et du politique (Illich). »
Ce que j’ai pu observer de cette culture, c’est qu’elle portait une attention toute particulière au « soin ».
« Souci, préoccupation relatif à un objet, une situation, un projet auquel on s’intéresse. Intérêt, attention que l’on a pour quelqu’un… » défini par le CNRTL.
C’est intégré dans le mode de vie des gens, de se préoccuper de son lieu et de qu’il contient – les habitants, les êtres vivants, la nature, les biens matériels, mais aussi immatériels, tels que les valeurs fondatrices de la société mahoraise.
Même dans une maison en terre, du sol au mur, ils en prenaient soin car ils avaient la volonté et le sentiment de devoir de léguer leur bien et leur savoir aux nouvelles générations. Ils exprimaient leur amour en se souciant l’un de l’autre et de ce qu’ils avaient. Ils exprimaient leur amour dans la façon dont ils prêtaient attentions des uns, des autres et de ce qu’ils possédaient.
Les hommes en construction, les jeunes en tant qu’assistants, mais surtout plongés dans leur loisir à la plage sous les mangroves et les femmes aux fourneaux. Elles nous concoctaient
les meilleures spécialités du village, à partager ensemble, dans la cour de ma tante.
Le m’tsolola par exemple. Un plat à base de banane verte, de manioc, de fruit à pain, le tout coupé en petits morceaux, puis bouillies dans une sauce jaune
de curcuma, tomates, avec des tripes de bœuf bien assaisonnées de sel, de cumin, d’ail, de poivre et de feuille de cannelle. Puis cuit au feu de bois.
Le repas se partageait dans une seule et même assiette sinia – plateau en métal large et rond pour servir la nourriture – ou sahani shaba – grande assiette creuse en métal – par groupes de tranches d’âge en différenciant les sexes à partir de l’adolescence.
Il a fallu que quelques jours seulement pour construire le banga. Durant toutes les phases de constructions, les différentes équipent restaient plus ou moins les mêmes. Seuls les jeunes, vagabondaient d’un atelier à l’autre tout en s’imprégnant de toutes ces techniques et pratiques. De l’initiation à la construction, à celle de la cuisine mahoraise. C’était ainsi que se transmettaient les valeurs fondatrices de notre société.
Photographies : © Cécile Braneyre