Par Marie-Pierre Vandeputte, paru dans Azimut n° 34, mai 2010

Cinquante ans après, le travail d’Archigram continue d’enchanter par sa vivacité graphique. Au-delà des apparences, l’idéologie revendique une architecture de réseaux où la mobilité des hommes, des choses et des objets construits est presque absolue. Retour sur un contexte, et une production turbulente.

Déterritorialisation

La mobilité apparaît comme un enjeu déterminant de l’architecture et de l’urbanisme au milieu des années 1950. En contestation du modernisme, de jeunes architectes se regroupent et imaginent plusieurs types de mobilité : celle de l’objet, celle de l’ensemble architectural lui-même par son déplacement et son évolutivité, et enfin celle de l’utilisateur dans l’environnement construit. Au moyen de publications et d’expositions, ils diffusent des visions utopiques de villes, de structures ou d’objets habitables. L’attachement au sol est remis en question, l’architecture est déterritorialisée.

Contestation du modernisme et nouvelles préoccupations

Au lendemain de la guerre débute une grande période de développement de l’industrie et de reconstruction intensive, en réaction à l’afflux de population dans les villes. De nouveaux produits apparaissent. L’époque voit l’avènement de la société de consommation et une modification profonde des modes de vie. À la fois critiques et enthousiastes, nombreux sont les architectes et les designers qui se mobilisent pour perturber les systèmes en place et diffuser de nouvelles idées. Le Xe Congrès international d’architecture moderne (CIAM) qui se tient à Dubrovnik en 1956 est organisé par la jeune génération, le Team X (intitulé ainsi, en raison de l’évènement). Le groupe, soucieux de réagir aux besoins de la nouvelle société naissante, conteste le modernisme technocratique et impersonnel. La mobilité est alors introduite à l’ordre du jour, comme un thème majeur de discussion pour poursuivre la réflexion sur l’habitat. Les désaccords conduisent à la rupture. Les jeunes se détachent des monstres sacrés du modernisme et développent des idées novatrices au sein de groupes indépendants. C’est ainsi que l’architecture n’est plus envisagée sous les diktats fonctionnalistes, mais selon la phénoménologie de la ville et de ses habitants. Mobilité, stratification, structure et flexibilité deviennent les grandes préoccupations théoriques de la définition de la ville.

Architecture mobile et évolutive

Les méthodes de productions et les matériaux nouveaux modifient profondément les modes de construction traditionnels et apportent de nouvelles possibilités : facilité de mise en œuvre, légèreté et reproductibilité. L’habitat peut alors se construire rapidement, adapter sa morphologie aux changements de configuration et parfois même se déplacer. L’architecte Ionel Schein (1927–2004) déclare en 1956 : « L’homme se défigera. Les formes construites auront l’allure d’enveloppes, d’abris portatifs […]. L’aménagement évolutif, dynamique des volumes viabilisés, doit être laissé à la libre détermination des individus ». Conscient de l’intérêt de réunir différentes compétences, il fonde en 1955 Le Bureau pour l’étude des problèmes de l’habitat (BEHp), au sein duquel se retrouvent artistes, ingénieurs, entrepreneurs, étudiants et architectes. En février 1956, à Paris, au Salon des arts ménagers, il présente le prototype de la « maison tout en plastique », en collaboration avec Yves Magnant et René-André Coulon. Le projet rencontre un grand succès, largement diffusé dans La presse. En forme d’escargot, d’un style nouveau, la maison « tout en plastique » peut croître facilement, par ajout de modules. Sa construction, réalisée à partir de différents plastiques, est inédite pour l’époque. L’organisation intérieure est très fonctionnelle. Elle est composée d’une rotonde disposée au centre, à partir de laquelle les pièces se greffent en spirale. La partie centrale constitue à elle seule une cellule d’habitation complète pour un couple. La spirale peut être prolongée à tout moment, pour grandir au rythme de la famille. En octobre de la même année, poursuivant ses recherches, Ionel Schein imagine avec la même équipe une chambre d’hôtel tout équipée et mobile, sous la forme d’une cabine monocoque en plastique. Sa maquette, à échelle réelle, est présentée au IIIe Salon International de l’Équipement hôtelier à Paris. La cellule, pour deux personnes, est envisagée comme une chambre d’appoint pour les hôtels, en période d’affluence. Le transport, l’installation et l’adaptabilité au site sont très aisés, et les combinaisons ajustables aux besoins. Les recherches de Ionel Shein ont une influence déterminante. L’autoconstruction, l’évolutivité et la détermination de la configuration par l’utilisateur deviennent les enjeux des recherches de nombreux autres architectes de cette époque. L’architecte et peintre français Jean-Louis Chanéac (1931-1993), s’intéresse à l’industrialisation du bâtiment et propose en 1960 les « cellules polyvalentes », des unités modulaires qui peuvent être déplacées, installées et assemblées très facilement, selon les intentions du commanditaire. Pascal Haüsermann (né en 1936), architecte suisse, concrétise en 1970 ses expérimentations avec la réalisation du Théâtre Mobile, bâtiment composé de deux importants volumes sphériques autour desquels gravitent de petites cellules, transportables et installables n’importe où, en quelques heures. Antti Lovag (1920), architecte hongrois, construit en France plusieurs maisons individuelles, appelées « maisons bulles », qui procèdent des mêmes principes que les exemples cités précédemment : disposition et imbrication libre de modules sphériques de taille différentes. Ces architectures, souvent qualifiées d’organiques, montrent que les modes de vie sont les déterminants de la forme et que les techniques doivent s’y soumettre. On ne parle plus seulement d’usage, mais de fonction ou de situation. Les architectes redéfinissent leur métier et la place de l’usager dans l’achèvement de l’architecture. Antti Lovag se qualifie ainsi d’« habitologue ».

Mégastructures

La mobilité est également envisagée au-delà de l’unité d’habitation. Concernés par l’accroissement de la population dans les villes, par l’augmentation des flux, et confortée dans l’idée que le changement est permanent, les architectes imaginent la mobilité à l’échelle de la ville. C’est notamment le cas du Groupe d’étude d’architecture mobile (CEAM), constitué en novembre 1957 par l’architecte hongrois Yona Friedman (né en 1923), qui commence sa carrière en Israël puis s’installe à Paris au même moment. Ce dernier publie en 1958 le manifeste de l’architecture mobile, qui revendique une architecture capable d’évoluer continuellement pour favoriser non seulement la mobilité de l’habitant, mais surtout la mobilité sociale. « N’importe quel mode d’usage par l’usager ou un groupe doit pouvoir être possible et réalisable », déclare Friedman. « L’habitat [est] décidé par l’habitant », les « infrastructures [sont] non déterminées et non déterminantes ». Ainsi, la ville devient un support, un outil qui permet les migrations de population, qui donne les moyens à l’utilisateur de configurer et modifier l’urbanisme selon ses propres besoins. L’architecte favorise l’autoplanification et l’adaptabilité.

Le projet la Ville spatiale est la principale proposition d’expérimentation du manifeste. C’est une « superstructure », qui vient se positionner au-dessus des villes existantes. Elle doit : « toucher le sol en une surface minimum, être démontable et déplaçable, être transformable à volonté par l’habitant individuel ».

Composée d’une trame structurelle tridimensionnelle dont les vides peuvent être remplis librement — dans la limite de cinquante pour cent, pour laisser passer la lumière — supportée par des poteaux qui contiennent les noyaux de circulation, elle peut s’étaler à l’infini sur plusieurs niveaux, permettant ainsi la multiplication de la surface exploitable de la ville et le mixage des programmes. C’est, selon Yona Friedman, « L’urbanisme spatial » et la « topographie artificielle ». Ces recherches sont publiées dans La presse internationale et deviennent une référence.

Ainsi, d’autres réponses théoriques de ce type (mégastructures dans lesquelles viennent se brancher des capsules modulaires) apparaissent, répondant aux mêmes préoccupations.

C’est le cas du projet Plug‑In City conçu en 1964 par Peter Cook, au sein du groupe Archigram, ou encore du projet Helix City imaginé en 1961 par Kisho Kurokawa, au sein du mouvement MétaboListe2. L’ensemble de ces projets ne dépasse pas l’état de concept, aucune expérimentation réelle n’est véritablement tentée, mais l’impact théorique est considérable. De nombreux artistes et architectes s’en réclament aujourd’hui.

Temporalités et cartographie

L’habitat mobile, évolutif, et les mégastructures, remettent en question la pérennité de l’architecture et son attachement au territoire. L’habitat devient un objet de consommation éphémère et la ville, en constante transformation, ne peut plus être simplement transcrit sur une carte. Elle n’a plus de centre, ses Limites ne sont plus fixes, et elle change constamment. Selon L’historienne de l’art Marie-Ange Brayer3, « c’est la ville des cartes habitées […] L’architecture appréhendée comme “ paysage artificiel ” est devenue une topographie propre. La carte de géographie n’est plus apte à en rendre compte puisque ce territoire architecturé est déjà devenu en lui-même une représentation, un graphe, un diagramme autonome, qui se joue des contraintes factuelles du territoire comme extériorité. L’architecture est ici une carte de géographie, mais sans référent ».

Les turbulences d’Archigram – Effervescence

Archigram est un groupe de jeunes architectes turbulents qui se distingue avant tout par une production graphique enthousiaste et prolifique. Leur objectif est avant tout de diffuser leurs idées plutôt que de construire. L’épopée commence à Londres, dans un bar, Le Swiss Cottage. Warren Chalk, Dennis Crompton, Peter Cook, David Greene, Michael Webb, Ron Herron et Peter Taylor se regroupent, discutent et décident de publier « des trucs gais ». Archigram — Terme composé à partir des mots anglais architecture et telegram — est d’abord le nom de la publication.

Le premier numéro, qui sort en mai 1961, adopte l’apparence d’un prospectus. Avec le succès, les suivants prennent progressivement plus d’importance pour finalement devenir une véritable revue. Il y aura au total neuf numéros, les derniers vendus jusqu’à cinq mille exemplaires partout dans le monde. Archigram défend également les concepts de mobilité et d’indétermination et propose des mégastructures. Mais leur force est d’adopter un ton poétique, ironique ou provocateur, assimilant l’effervescence de la société de consommation, des mass medias, de l’informatique et la nouveauté de la conquête de l’espace ; des faits qui, à cette époque, marquent le contexte social et économique des villes.

Ils adoptent des modes de représentation des projets qui multiplient les emprunts à la BD, à la science-fiction et à la culture populaire. Les dessins, qui expliquent les projets, sont ainsi saturés d’inscriptions, d’onomatopées, de story-boards, avec des bulles et des super héros. Le collage, autre recours narratif, introduit des images de mannequins et de produits de consommation courante, extraits de catalogues publicitaires… Ainsi, les membres d’Archigram veulent rompre avec le ton intellectuel, rigoureux et sévère habituellement attribué à l’architecture. Plutôt que de proposer une réponse aux problèmes, Archigram cherche à diffuser un rêve affleurant la déraison, l’excès, le jeu, le farfelu. City Interchange, Plug‑in City, Living Pod, Cushicle, Computer City et autre Suitsalon sont des projets qui peuvent être qualifiés de modulables, flexibles, extensibles, clipsabLes, polyvalents, gonflables, et/ou branchables. L’architecture bouge, vit, flotte.

Situation, instant et réseau

Comme Ionel Schein, les membres d’Archigram dessinent plusieurs cellules habitables, qui peuvent s’assembler entre elles, se brancher sur une structure ou exister de façon autonome. Living Pod (David Greene, 1966), Capsule (1963) et Cushicle (Michael Webb, 1966) sont des habitacles nomades, équipés de la télévision, de la radio — certains sont même pliables et transportables sur le dos — comportant une réserve d’eau, un système de chauffage, et prévu pour être raccordés aux réseaux d’électricité et de téléphone. Comme Yona Friedman, Archigram propose des projets de mégastructures. C’est le cas de Plug‑In City (1964), ville modulaire composée d’une immense trame sur laquelle viennent se connecter de nombreuses cellules standardisées et interchangeables.

L’enjeu est de créer une situation. La ville doit alors se défaire de toute logique de localisation pour être itinérante.

Design Luminy 1964-Archigram-Instant-City-300x170 Archigram, de l’utopie à la folle fiction. Histoire du design Références Textes  Peter Cook Ionel Schein Archigram Design Marseille Enseignement Luminy Master Licence DNAP+Design DNA+Design DNSEP+Design Beaux-arts
Instant City, 1964

Instant City (Peter Cook, 1968) est une ville qui se déplace dans les airs et se pose au-dessus des villes construites. Elle contient divers équipements (audiovisuels, loisirs, expositions, éclairages) qu’elle disperse temporairement sur le territoire pour créer des évènements. À la bas

e, le projet est conçu pour que les villes qui ne sont pas des métropoles puissent rassembler leurs habitants et également profiter du développement de la diffusion de l’information et du divertissement. Ainsi le dispositif n’existe pas sans les utilisateurs, devenus des consommateurs, et les caractéristiques habituellement attribuées à l’objet construit, la permanence et la solidité sont dénoncées.

Désenchantement

Le projet Walking City (Ron Herron, 1968) fait passer le propos d’Archigram de l’utopie positive à la fiction négative. Avec son apparence de colonie de cloportes gigantesques, montés sur des bras télescopiques, Les Walking Cities ressemblent à des monstres. Reliées entre elles, juxtaposées à Manhattan ou disposées sur un paysage accidenté, elles constituent la métropole. Toute L’iconographie qui les représente dégage une atmosphère apocalyptique : Les images sont saturées en couleur ou noircies de détails machinistes. L’ambiance est cauchemardesque. C’est une ville mobile conçue pour permettre de se déplacer à l’échelle de la planète, quel que soit le terrain. La ville n’a plus aucun Lien avec le territoire. Le sol est réduit à n’être plus qu’un support. Archigram abandonne ici l’idée de la mégastructure. On atteint ici la limite où l’utopie bascule dans la dystopie.

De la déraison à l’épuisement

Un suicide volontaire ?

Le contexte de production du travail d’Archigram est celui de l’euphorie provoquée par la modernité. Toutefois, la précarité du dispositif d’Instant City ou la monstruosité de Walking City présupposent déjà la fin de l’utopie heureuse. Il s’agit, pour Dominique Rouillard, d’un « basculement de la fiction positiviste dans la contre — utopie dont la littérature a fait usage depuis la fin du XIXe siècle comme mise en garde et critique de l’époque ».

Un positionnement trop extrême condamné à rester sur le papier ?

Jean Dethier, architecte-conseil au Centre Pompidou et commissaire de plusieurs expositions sur la ville, accuse le positionnement trop extrême des architectes qui détruit toute crédibilité : « Durant les années soixante, d’innombrables projets de mégastructures urbaines préconisent des traitements de choc pour guérir ce que l’on appelle désormais le “ mal des villes ”.

Par leur dérisoire apparence d’objets extraterrestres parachutés de façon aléatoire en n’importe quel lieu, ces divagations évoquent un univers totalitaire de science — fiction. Croyant s’inscrire dans une modernité euphorique de surconsommation et de croissance illimitée, les auteurs des mégastructures se trompent de cible : ils contribuent en fait à réduire la crédibilité des architectes et à les marginaliser davantage dans une société qui ne s’identifie pas à ces fantasmes mégalomaniaques et cherche déjà, tout au contraire, à être sécurisée par rapport aux accélérations frénétiques et aux premiers dérapages de la Modernité ».

Était-ce véritablement visionnaire ?

Selon Denise Scott Brown, « ils vont répétant que chacun de leurs projets s’appuient sur les moyens technologiques aujourd’hui disponibles, ou même mis en œuvre dans des domaines autres que la construction des villes. Et de fait, beaucoup de leurs villes paraissent familières. Elles ressemblent aux banlieues industrielles des villes américaines […]. On peut se poser la question de savoir si cette vision industrielle de la ville ne renvoie pas davantage au XIXe siècle, qu’à la fin du XXe siècle ? ».

Y avait-il une portée théorique ?

Pour Jean‐Claude Garcias, il n’y a pas vraiment de théorie chez Archigram. C’est « un amalgame de pop art, de situationnisme, de mégastructuralisme, d’informatique, de “ taux de permanence différentielle ” et de cynisme infantile » qui s’amuse à transformer les notices explicatives des appareils ménagers en architecture mobile par agrandissement à la photocopieuse, qui exagère la tradition victorienne faisant apparaître les tuyaux en façade, ou qui caractérise « la revanche des gratteurs — techniciens sur les architectes — artistes, des tripiers sur les façadistes ».

Les apports d’Archigram sont multiples. Ils ont contribué à faire sortir l’architecture du cadre intellectuel strict dans lequel elle se trouvait.

Avec beaucoup d’impertinence, un peu d’opportunisme, une grande liberté et une foi en leur époque, ils ont réussi, de façon inédite, à renouveler le vocabulaire et les moyens de représentation, à convoquer le nouveau paysage social et à se nourrir des autres disciplines artistiques. L’architecture est devenue communicante et soucieuse de ses usagers. Avec les câbles, les tuyaux et les autres réseaux changés en modénatures de façade, ils ont prôné une technicisation esthétisante de l’architecture. Mais, poussée à son paroxysme dans les derniers projets, la ville devient inhabitable. C’est à ce moment-là que la force d’Archigram commence à décliner et que leur production s’essouffle. Cinquante ans après, les visions d’Archigram sont, en partie, devenues réelles et suscitent la critique en raison des problèmes sociaux et environnementaux. L’architecture est un produit de consommation, une denrée périssable, de l’ordre du spectaculaire, mais finalement difficile à jeter. Les vaisseaux entreprises se sont déplacés, mais sans les hommes. Les vaisseaux commerces, distribuant leurs enseignes franchisées, ont coloniséles centres-villes anciens avec ubiquité. Mais les villes, revendiquant une attractivité locale, en raison de la concurrence effrénée qu’elles se livrent entre elles, n’ont pas complètement abandonné leur territoire.La mobilité doit toutefois être envisagée différemment aujourd’hui.

Peter Cook, interrogé par Fanny Lopez pour la revue Archistorm #24, apporte une réponse : « À présent, le corps est l’élément de référence plus que l’objet construit ».

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