Introduction du livre d’Andrea Branzi, Qu’est-ce que le design, Gründ, Paris, 2009
Les objets ne sont pas et n’ont jamais été que des « objets », c’est-à-dire des outils conçus pour réaliser des opérations simples dans le cadre du travail ou de la vie quotidienne. Les petites ou grandes « choses » qui se trouvent dans nos maisons ont toujours été, depuis l’Antiquité la plus reculée, des dispositifs sur lesquels les hommes se sont appuyés pour élaborer des métaphores et des relations symboliques. Cette considération permet de comprendre comment, même s’ils ont été réalisés à la même époque et dans le même pays pour répondre aux mêmes besoins, il n’y a jamais eu deux « intérieurs » identiques. En effet, ceux-ci correspondent toujours à une sorte de schéma génétique caractérisé par des variantes (parfois imperceptibles) d’organisation et de fonctionnement, conformes à des critères découlant non pas de problèmes fonctionnels ou de confort, mais de nécessités culturelles qui aboutissent à I’« unicité » de chaque habitat humain. Bien qu’ils soient des éléments d’aménagement, les objets de la maison sont également des « présences actives » avec lesquelles les hommes du monde entier ont établi des relations complexes. En ce sens, les objets ne sont jamais de « simples objets », définis par une fonction unique ou une technologie, mais les segments d’un univers humain fait de relations, matérielles et immatérielles, qui demeurent méconnues. Ainsi, il n’existe pas d’« histoire officielle des objets » et cet ouvrage n’est autre qu’une anthologie critique, rassemblant une série d’exemples significatifs issus de pays, d’époques et de créateurs différents. Ces exemples peuvent nous permettre de comprendre le monde qui nous entoure et dont la culture officielle a jusqu’à présent ignoré l’existence, estimant sien plus que des objets que le mobilier, les ustensiles, les bibelots, les arts appliqués, les outils
ménagers ou le décor d’une pièce n’avaient pas droit de cité dans les grandes Histoires officielles. Par conséquent, bien qu’il existe de nombreux manuels d’histoire de l’architecture, d’histoire de l’art et d’histoire du design, les objets ont toujours été relégués au rang de curiosités relevant des « us et coutumes », car ils ne sont pas considérés comme porteurs d’informations pertinentes sur la nature sociale et spirituelle des comportements humains. L’histoire du design elle-même est toujours restreinte à ce que l’on appelle le design industriel, c’est-à-dire cette activité particulière de création et de production née dans le contexte de la révolution industrielle, et caractérisée par la production en série et l’utilisation de technologies avancées. L’histoire du design commencerait donc au cours des premières décennies du XXe siècle et exclurait totalement les trois millénaires antérieurs. Il ne s’agit pas d’une simple question de dates, mais d’un sujet critique plus important : en séparant l’histoire du design et l’histoire (bien plus ancienne) des objets, on sépare aussi les événements modernes de l’histoire qui les a précédés, asséchant ainsi les composantes anthropologiques et les traditions qui sont le plancton au milieu duquel évoluaient les objets anciens et qui constituent le liquide amniotique dans lequel les objets contemporains se forment et ancrent leur indiscutable capacité d’attraction sur tous les marchés du monde. L’évolution des objets domestiques ne s’est jamais interrompue, pas même avec l’avènement de la révolution industrielle (comme l’affirme une partie de la culture moderne). Seuls les formes et les matériaux ont changé, mais la relation riche qui a toujours lié l’homme aux objets de son habitat est restée fondamentalement la même. En raison de leurs formes non invasives, de leur rapport avec les économies domestiques et les traditions familiales, les objets représentent un moyen précieux pour appréhender le tissu secondaire par le biais duquel les grands mouvements culturels et religieux se sont intégrés à la vie quotidienne. Comme l’expliquaient les historiens français des Annales, dont s’est inspiré Jacques Le Goff, il n’existe pas d’histoires « majeures » ou « mineures » : il existe plutôt une Histoire unique, formée de tissus et de logiques diverses, découlant de la nature complexe de l’homme. Ce sont souvent des détails mineurs qui font émerger des informations éclairantes sur les grands thèmes d’une époque (et vice versa). « Comprendre le design et l’histoire des objets » ne signifie donc pas entrer dans les replis secrets d’une discipline technique ou d’une activité semi-artistique. L’intérêt porté à l’histoire ancienne et moderne des objets n’est qu’un aspect de l’intérêt que doit susciter l’« histoire des hommes » dans son ensemble, histoire dont les objets font partie intégrante et dont ils ont toujours été des témoins privilégiés. De prime abord, leur histoire n’est qu’une question de chaises et de tables, mais, à l’intérieur, elle renferme une histoire plus importante, composée d’idées, d’exorcismes et de relations sociales, une histoire « humaine au sens le plus large du terme. Nous pourrions peut-être dire que, si l’histoire officielle des nations est faite de batailles et de monuments, l’histoire personnelle des hommes est faite de ces petites choses (en apparence) superflues qui créent des paysages temporaires n’appartenant pas à la littérature ou à l’art, mais à une déclinaison « mineure » qui témoigne cependant de la recherche de combinaisons possibles entre la vie quotidienne et les grands théorèmes des civilisations. En d’autres termes, nous pourrions affirmer que « les objets ont une âme ». Ils servent, mais aussi protègent l’homme et exorcisent sa solitude, formant un délicat trait d’union entre celui-ci et le monde plus lointain et anonyme de la ville. Les maisons de Pompéi, comme les nôtres aujourd’hui, étaient peuplées d’animaux domestiques (chiens, chats, oiseaux). De l’antiquité classique et sophistiquée jusqu’aux huttes africaines, les objets ont assumé, grâce à leurs formes zoomorphes (pattes ou têtes d’animaux), la fonction de fidèles serviteurs — présences mystérieuses, mais rassurantes. Les objets, systèmes de présences « signifiantes », ont commencé à jouer un rôle autonome au moment de l’expansion des grandes civilisations. Nous savons que dans les cavernes ou les déserts, ceux-ci ont précédé ces civilisations tels les signes de la recherche d’un « sens général » en matière non seulement de gestes domestiques, mais aussi de techniques de construction. N’oublions pas que toutes les civilisations se sont développées en investissant justement dans des énergies « superflues » comme l’art, la poésie, la musique et tout ce qui n’était pas directement fonctionnel, mais plutôt le fruit d’un surplus créatif. En effet, s’il a existé des sociétés sans ville et sans architecture, il n’a jamais existé de société sans décoration ni forme rituelle. Par conséquent, les objets domestiques, des terres cuites les plus simples aux précieuses marqueteries de la Renaissance, ont engendré les Problématiques à partir desquelles les grandes civilisations se sont développées. Comme nous l’expliquent les anthropologues, les objets préhistoriques fabriqués par l’homme étaient eux-mêmes le résultat de cultures chamaniques, qui sondaient les relations mystérieuses existant entre la rotation du tour de potier et les lois cosmiques guidant le mouvement rotatoire des étoiles, entre le feu provoquant la fusion du métal et les énergies magiques du sous-sol, entre le mouvement du métier à tisser primitif et le déroulement des cycles de la vie et de la mort. L’origine des technologies primitives n’a jamais été déterminée par le hasard, mais par la difficile médiation entre des significations cosmiques et des résultats techniques, entre la solitude de nos pères et la recherche de relations « élevées » afin de donner un sens à cette solitude planétaire. L’homme primitif vivait dans un milieu « intégré » où il n’existait pas de distance réelle entre le mythe et la nature, entre les nécessités alimentaires et les significations rituelles, entre l’état onirique et l’éveil. L’homme préhistorique était entouré d’une réalité dense dont il n’avait jamais de vision « extérieure », à l’image d’un poisson évoluant dans la mer, dont il ne perçoit pas la limite, ignorant ainsi l’existence d’un espace « différent » qui lui permettrait d’organiser de manière logique ses expériences. Les objets primordiaux relevaient de cette condition « intégrée » et de cette nature multiple, de cet enchevêtrement inextricable de réalités opposées. De fait, les objets présents dans l’habitat humain ne se sont jamais affranchis de cette condition opaque, de cette imprécision intrinsèque qui les rend à la fois indispensables et superflus, fonctionnels mais fondamentalement mystérieux. Ils échappent à toute définition générale qui ne tiendrait pas compte d’une déclinaison infinie de cas et d’exceptions. La connaissance de cette réalité nous révèle donc une strate encore intacte de la « condition primitive » de l’homme, qui perdure même dans les métropoles contemporaines, où l’homme du XXIe siècle jouit d’une situation assez semblable à la condition « intégrée » des hommes primitifs : il évolue dans un milieu « opaque » fait de techniques commerciales, de services, d’informations, d’expériences conceptuelles et matérielles, à l’intérieur d’un territoire dépourvu d’« extérieur » qui définit également sa géologie existentielle. Dans ce contexte totalement original, le monde des objets est en train d’acquérir une nouvelle position centrale et stratégique, à l’intérieur d’une métropole qui est devenue un tissu infini dépourvu d’« extérieur » et capable de se réinitialiser en permanence pour s’adapter à l’évolution des besoins sociaux et technologiques.
Par leur nature même, les objets constituent en effet une sorte de « liquide lubrifiant » au sein de la ville, au sens où ils n’ont pas de « racines fixes » et peuvent donc s’intégrer à des espaces interstitiels, être déplacés et remplacés, recomposer en de nombreuses combinaisons, répondant comme un logiciel aux différentes exigences logistico-environnementales des utilisateurs. Légers et réversibles, ceux-ci sont en mesure de répondre en temps réel aux processus de redéfinition auxquels la ville contemporaine doit être quotidiennement soumise pour survivre à elle-même. Ainsi, au lieu des macro-projets rigides du XXe siècle et à la place des mégastructures modernes, souvent inefficaces, on assiste au XXIe siècle à l’émergence d’un univers de micro-projets domestiques et d’un univers fluide de sous-systèmes environnementaux, univers de « possibilités mobiles » qui lui seul peut apporter une réponse aux urgences d’une société comme la nôtre, qui doit « se réformer » continuellement pour surmonter l’état de crise permanente constitué par sa croissance même. Dans l’ensemble, la société du XXIe siècle est donc « objectale » : elle trouve dans les objets et dans leur nature pulvérulente non seulement la réponse à ses propres besoins (toujours provisoires) de fonctionnement, mais aussi à son identité, formée aujourd’hui de millions de variantes et non d’une « cathédrale » porteuse d’un signe unique et reconnaissable. Le prix Nobel de la paix décerné en 2006 à l’économiste bangladais Mohammed Yunus, l’inventeur du microcrédit qui a bouleversé la vie de 170 millions de personnes, démontre (après l’échec des stratégies « fortes ») qu’il existe désormais un niveau d’efficacité inédit, constitué de stratégies « faibles, mais répandues » permettant d’amorcer des réformes de grande portée. L’adjectif « faible » utilisé ici pour qualifier cette modernité nouvelle n’a pas de valeur négative ni de connotation d’inefficacité ; il indique au contraire l’existence d’une efficacité créative qui ne se réalise pas au moyen d’un code « fort » de langages et de méthodes, mais par une adaptation immédiate au flux des nécessités quotidiennes. Les objets dans leur ensemble sont donc devenus des instruments fondamentaux pour garantir le fonctionnement des villes contemporaines et sont également le symbole d’une époque nouvelle.
Le design, les objets domestiques, les outils de travail, les produits industriels ou artisanaux, ainsi que les services et les informations qui envahissent et transforment nos espaces intérieurs et nos rues, forment à eux tous « une nouvelle ville moléculaire » en évolution constante, qui met en œuvre des qualités inédites et actualise l’identité des lieux urbains. Il s’agit d’une ville qui ne coïncide plus avec les anciens ensembles architecturaux, mais avec une espèce de « sémiosphère » qui traverse les structures et dépasse les frontières, créant un plancton métropolitain globalement habitable, bien au-delà des périmètres de l’habitation traditionnelle. Nos villes sont en effet devenues un grand « espace intérieur » unique, accueillant le travail partagé et les diverses formes d’entreprises de masse. Si l’architecture, de par sa nature, est toujours représentée par « un projet unique » qui la définit et détermine son fonctionnement, l’univers des objets est en revanche le résultat d’un « essaim » de projets mineurs, réalisés par d’innombrables mains et de nombreuses « entreprises » différentes. Sa nature intermédiaire et multiple est l’une des composantes les plus originales de son fonctionnement : ainsi, dans nos habitations, on voit coexister de manière harmonieuse des produits en série et artisanaux, des technologies avancées et des techniques manuelles, des objets liés à la mémoire familiale et des informations de masse, des matériaux durables et des réalités éphémères, des instruments fonctionnels et des présences superflues ; de la même manière, l’extrême complexité des logiques et des signes qui sont à l’œuvre dans les villes contemporaines favorise une sorte d’« écologie spontanée » du monde artificiel, un monde non pas spécialisé, mais susceptible de l’être, flexible et réversible, qui assure la survie des « spécificités » culturelles et des technologies.
L’« autonomie » des paysages intérieurs par rapport aux grands contenants urbains détermine leur caractère profondément ingouvernable, dans la mesure où ils ne sont pas aisément transformables en un « système définitif », rodé, parfait et efficace ; ils conservent un niveau endémique d’anarchie, d’improvisation et d’approximation. Ainsi, la distance qui existe entre les modèles idéaux d’ameublement et leur réalité toujours confuse crée un « système à large maillage » qui définit leur élasticité et leur adaptabilité à des conditions changeantes, un filet à travers lequel passent également des motifs d’utilisation impropres, des impulsions transcendantales ou des exorcismes personnels qui n’avaient pas droit de cité dans la critique officielle. Si toutefois le rapport entre l’homme et cette interface tellement délicate, fragmentée et provisoire ne fonctionne pas, il est peu probable que le rapport entre l’homme et sa ville fonctionne, car nous savons aujourd’hui que la ville n’est autre qu’un ensemble infini de « petites choses », les seules qui garantissent l’habitabilité globale du monde construit. Par conséquent, comprendre le monde des objets qui accompagnent depuis trois mille ans l’histoire de l’homme de manière animiste est une façon de mieux appréhender notre habitat ainsi que notre nature d’habitants des mystères de l’Univers.
Andrea Branzi, Qu’est-ce que le design, Gründ, Paris, 2009