J’ai grandi dans un lotissement. Là où toutes les maisons sont jumelles. Là où les parcelles sont modestes. Là où le style architectural est en rupture avec les traditions locales. Là où l’on connaît l’aménagement intérieur d’une maison voisine sans même un jour être entré dans celle-ci. Là où les jardins sont mitoyens. Là où seule la couleur des volets et du crépi donne un sentiment de singularité. Là, au milieu d’une trame composée de maisons, de garages, de voitures et de lampadaires, je me demandais si mes voisins n’étaient pas toutes les personnes que mes yeux croisaient depuis mon domicile. Le lotissement est classé parmi les « habitats individuels groupés », effectivement cette appellation révèle les avantages de la communauté mêlés à un sentiment d’étroitesse causé par la promiscuité. Ce contexte recense deux grandes problématiques qui interrogent le regard à l’autre comme le vis-à-vis et la mitoyenneté. Plus tard et cela encore aujourd’hui j’ai habité dans des résidences étudiantes. Dans l’un comme dans l’autre cas, il m’est impossible de ne pas remarquer la présence de mes voisins. J’entretiens avec eux une relation sensorielle. J’entends des portes claquer, des volets s’ouvrir et se fermer, des clés tomber ou tourner dans des serrures, des rires ou des pleurs d’enfants, des disputes de couple, de la musique, des aboiements, des bruits de moteurs. Tous ces bruits mélangés forment un fond sonore qui rythme mes journées et qui me rappelle de temps à autre que je ne suis pas seule. Je sens des odeurs de cuisine, de parfums d’ambiance, de tabac. Je vois une fumée s’envoler, la lumière émise par un écran de télévision, des stores qui se lèvent ou se baissent. J’échange des regards furtifs avec mes voisins d’en face. L’indifférence s’impose parfois comme dernier recours pour sauver mon intimité. Les murs, les grillages, les haies, les rideaux me servent d’œillères, m’aident à me sentir chez moi au milieu des autres. Le voisinage est un corps-à-corps, et c’est bien souvent ce qui gêne. La vue est selon moi le sens le plus intrusif, le plus redouté, car il est le plus puissant et se limite difficilement. « Chez soi : […] hors de vue, la vue des autres. »
Dans le cadre de cet environnement relationnel complexe et varié, ma démarche de designer est de réfléchir à des objets et/ou dispositifs témoins de l’importance que l’on attache au regard de l’autre. Il s’agit d’imaginer des scenarii questionnant la curiosité, l’intimité, la peur et la sécurité. J’appellerai « filtre », l’objet à travers lequel le regard passe difficilement ou passe par un seul côté. Paradoxalement entre voisins on se cache, on se dissimule, on divise l’espace, mais on se montre et se dévoile aussi. Parfois même on s’observe, on s’informe, on élabore des stratégies pour guetter l’autre.
Jury Dnsep 2018 :
Présidente : Esjieun Kim, Architecte, Artiste
Mémoires : Véronique Verstraete, Artiste
Kader Mokaddem : Philosophe
Fred Terry : Designer
Frédérick du Chayla : Designer, représentant l’Esadmm