Aloïs RIEGL — Questions de style — 1893
Résumé détaillé
1. Contexte historique et objectif de l’ouvrage
Aloïs RIEGL publie Stilfragen en 1893 à Vienne, dans un contexte intellectuel marqué par l’essor d’une histoire de l’art scientifique, qui entend s’émanciper de l’érudition académique. Ce texte s’inscrit dans la lignée des travaux de Gottfried SEMPER, qui avait tenté de relier l’évolution de l’ornement aux techniques artisanales, mais RIEGL prend résolument ses distances avec cette approche déterministe.
Son objectif principal est de démontrer que l’évolution des formes décoratives ne peut pas se réduire à des contraintes matérielles, ni à un emprunt mécanique d’un peuple à un autre : au contraire, elle est le produit d’un principe interne, la volonté artistique, qui oriente la création en fonction de la sensibilité d’une époque et d’une culture. Il précise dans son introduction :
«Nous voulons prouver que l’histoire des formes ornementales est le résultat d’un développement ininterrompu, et qu’elle ne s’explique pas seulement par l’imitation et le transfert de motifs, mais par une impulsion créatrice propre à chaque période.» (Aloïs RIEGL, Questions de style, éd. Hazan, 1996, p. 23)
Ainsi, RIEGL récuse l’idée d’un art ornemental inférieur ou dérivé ; il affirme au contraire qu’il exprime de façon autonome la vision du monde d’une civilisation.
2. Définition et fonction de l’ornement
Aloïs RIEGL consacre une partie substantielle de son ouvrage à définir l’ornement, qu’il distingue de la simple décoration utilitaire : l’ornement est pour lui un langage plastique qui manifeste la relation de l’homme à la nature et à l’espace.
«L’ornement est la plus ancienne et la plus universelle manifestation du besoin artistique de l’humanité.» (*p. 27)
RIEGL souligne que l’ornement précède historiquement la représentation figurative, et qu’il ne doit pas être interprété comme un art mineur. Il précise également que, contrairement à une idée répandue, les formes ornementales ne sont pas des motifs arbitraires : elles obéissent à une logique interne de transformation progressive, qu’il qualifie de développement historique autonome.
«Chaque élément décoratif est soumis à une évolution qui lui est propre, et cette évolution ne peut être comprise qu’en se référant à la volonté artistique particulière de l’époque.» (*p. 31)
Cette affirmation constitue la thèse centrale de l’ouvrage, le concept de Kunstwollen.
3. La théorie de la volonté artistique (Kunstwollen)
La notion de Kunstwollen, que RIEGL développe plus explicitement dans ses ouvrages ultérieurs (L’industrie d’art romaine tardive, 1901), est déjà présente ici sous une forme implicite. Elle désigne la force psychique et culturelle qui oriente la production formelle, indépendamment des contraintes techniques. RIEGL insiste sur le fait que cette volonté artistique est toujours collective et inconsciente, et qu’elle façonne la perception et la représentation.
«Les différentes formes de l’ornement ne sont pas des créations isolées ; elles dérivent d’un vouloir commun, d’une orientation instinctive qui se modifie avec les époques.» (*p. 36)
Cette approche rompt avec la tradition qui voyait dans l’ornement soit un simple habillage, soit un résidu archaïque destiné à disparaître au profit de la représentation naturaliste.
4. La spirale et la palmette : étude de la genèse des formes

Dans la première grande partie de l’ouvrage, RIEGL propose une généalogie détaillée de certains motifs ornementaux, notamment la spirale et la palmette, qu’il considère comme exemplaires de l’évolution autonome de la forme. Il démontre que la spirale, loin d’être un emprunt mécanique d’un centre culturel à un autre, est apparue dans différents contextes comme une réponse esthétique au besoin de structurer la surface décorative. Il écrit :
«La spirale n’est pas un signe universel par diffusion ; elle est née dans plusieurs régions comme la forme qui permet d’exprimer l’infinité dans un espace clos.» (*p. 45)
Quant à la palmette, il la considère comme un exemple paradigmatique de la transformation d’un motif végétal en une forme de plus en plus stylisée et abstraite.
«La palmette ne doit pas être interprétée comme une imitation servile d’une plante ; elle est la traduction ornementale d’un schéma végétal simplifié, dont l’évolution est dirigée par des besoins formels.» (*p. 52)
Riegl montre comment le passage progressif du naturalisme à la stylisation procède d’un effort constant pour ordonner la diversité chaotique du vivant.
5. L’ornement et la maîtrise de la surface
RIEGL insiste sur le fait que l’ornement naît d’un besoin de structurer la surface plane ou la forme tridimensionnelle de l’objet. Il affirme que la tendance à remplir les vides, à organiser l’espace décoratif, est une caractéristique constante des civilisations.
«Le plaisir décoratif est fondé sur la satisfaction que l’œil éprouve à percevoir la surface comme un continuum organisé, sans discontinuité ni chaos.» (*p. 61)
Cette analyse peut anticiper la réflexion moderniste sur l’«all-over» et la saturation du champ visuel.
6. L’ornement textile et les origines techniques
Aloïs RIEGL consacre un chapitre important à l’étude de l’ornement textile, qu’il considère comme l’un des plus anciens et des plus significatifs terrains de l’évolution décorative. Il réfute l’idée selon laquelle la décoration serait simplement le produit de la technique du tissage ; il reconnaît que la structure du textile impose certaines contraintes, mais affirme que ces contraintes n’expliquent pas à elles seules la naissance et le développement des motifs.
«Le tissu offre une trame qui oriente l’ornement, mais l’invention décorative excède toujours les limites imposées par la technique ; elle obéit à une impulsion créatrice qui recherche la régularité et la cohérence visuelle.» (*p. 72)
Il montre notamment que les motifs géométriques du textile, comme le damier ou le chevron, sont devenus des formes autonomes reprises dans d’autres supports : la céramique, la sculpture, le métal. Cette capacité à se détacher de leur origine technique illustre le principe d’évolution indépendante des formes décoratives.
RIEGL souligne également que la prédilection pour la répétition rythmique et la symétrie trouve son origine dans la perception visuelle ; il considère que l’œil humain éprouve un plaisir spécifique à reconnaître un ordre dans la surface.
«L’ornement textile témoigne de l’aspiration constante de l’homme à imposer une structure régulière à l’espace décoré ; cette régularité est la source principale de la jouissance esthétique.» (*p. 75)
7. Postérité
La théorie de RIEGL, bien qu’elle précède l’essor de l’Art Nouveau, anticipe certaines des réflexions qui seront formulées par les partisans de ce mouvement. Les artistes de l’Art Nouveau, tels que Henry VAN DE VELDE ou Victor HORTA, affirment en effet la légitimité d’un ornement autonome, qui ne se contente pas d’imiter la nature, mais la transforme en un langage plastique stylisé. Cette proximité conceptuelle tient au fait que RIEGL attribue à l’ornement une valeur expressive et symbolique égale à celle de la figuration.
«L’ornement ne doit pas être considéré comme un art inférieur ; il est le produit d’un vouloir formel qui possède sa nécessité propre et sa dignité esthétique.» (*p. 82)
Cependant, il se distingue de l’Art Nouveau en ce qu’il refuse de voir dans l’ornement un simple prolongement de la nature : pour lui, la stylisation s’autonomise progressivement et devient un système de signes détachés de leur origine organique.
La réception ultérieure de Questions de style a été marquée par l’influence de la théorie de la volonté artistique (Kunstwollen), qui sera reprise par l’école de Vienne et par des formalistes comme Heinrich WÖLFFLIN. Le principe selon lequel les formes évoluent selon une logique interne et culturelle est devenu un point de départ incontournable pour l’histoire de l’art moderne.
8. La spécificité de la pensée décorative chez RIEGL
Contrairement aux approches évolutionnistes de ses contemporains, RIEGL insiste sur la relativité historique et culturelle des formes : ce qui est perçu comme primitif ou archaïque dans un contexte peut être le sommet d’une évolution autonome ailleurs.
«La hiérarchie des styles n’existe pas ; chaque forme doit être comprise comme la traduction d’un vouloir collectif propre à une époque et à une civilisation.» (*p. 90)
Cette affirmation conduit à remettre en question l’idée de progrès linéaire et à considérer le développement de l’ornement comme une succession de configurations psychologiques.
Questions de style constitue un jalon essentiel dans la constitution d’une histoire de l’art scientifique et psychologique. En affirmant que l’ornement ne relève pas d’une ornementation périphérique mais qu’il exprime une volonté artistique autonome, RIEGL ouvre la voie à une compréhension des formes décoratives comme révélatrices de la nouvelle sensibilité d’une époque, et aussi par son refus du déterminisme technique, sa conviction que la forme est la traduction d’un rapport collectif au monde et sa critique implicite de l’eurocentrisme historiciste.
Sélection de citations
Aloïs RIEGL, Questions de style, éd. Hazan, 1996
• Sur l’origine de l’ornement :
«L’ornement est antérieur à la représentation figurative ; il répond à un besoin primordial d’organiser la surface et de donner un ordre visuel à l’environnement.» (*p. 27)
• Sur l’évolution autonome des motifs :
«Chaque motif décoratif possède une histoire propre, qui ne peut être expliquée uniquement par des facteurs techniques ou économiques.» (*p. 36)
• Sur la stylisation :
«La tendance à simplifier et à schématiser les formes naturelles procède d’un effort constant pour libérer l’art de la contingence et de l’accidentel.» (*p. 52)
• Sur la perception visuelle :
«La jouissance esthétique de l’ornement repose sur la reconnaissance immédiate d’un ordre régulier qui satisfait l’œil.» (*p. 75)