Adolf LOOS — Ornement et éducation (1924)
Réponse à une enquête (1924)
Monsieur le Professeur,
Votre questionnaire me parvient au bon moment.
Il est des vérités qu’il faut taire. Jeter des semences dans un sol pierreux est du gaspillage. C’est pourquoi j’hésite depuis vingt-sept ans à déclarer ce que votre enquête me permet enfin de dire.
Depuis ses commencements, je suis avec une rage contenue la réforme de notre enseignement du dessin. Mais l’humanité semble revenue à la raison : voir le classicisme en France. Il est donc temps de parler.
Éduquer signifie aider l’homme à sortir de son état primitif. Tout enfant doit repasser par les phases d’évolution que l’humanité a mis des millénaires à parcourir.

Nous savons tous — et pas seulement ses parents et ses tantes — que tout enfant est un génie. Mais la génialité du Papou, c’est-à-dire de l’enfant de six ans, est aujourd’hui sans profit pour l’espèce humaine. Que produit-on avec l’enseignement moderne du dessin ? Des individus insolents qui, en se plaçant devant les œuvres d’art, prétendent avec quelque raison qu’eux aussi ont fait cela à l’école. Je dis « avec quelque raison » et effleure par-là le vaste problème « enfant et génie ». Combien de parents se sont laissés entraîner à croire, d’après les résultats de cette méthode moderne, à la vocation artistique de leurs enfants…
Et l’ancienne méthode, qui formait le dessinateur scrupuleux, plus tard excellent cartographe ou lithographe de cartes de visite, n’a-t-elle pas aussi dans bien des cas l’architecte sur la conscience ? Alors que le véritable architecte est un homme qui ne sait pas dessiner, qui est donc incapable d’exprimer ses états d’âme avec des lignes. Ce qu’il nomme ses dessins ne sont que ses tentatives pour se faire comprendre des exécutants.

Je n’ai pas l’intention de jeter l’enfant avec l’eau de son bain. L’enseignement moderne du dessin comporte plusieurs points qui sont dignes d’estime. Le fait de dessiner nos objets d’usage d’après nature constitue une aide précieuse pour le futur consommateur et pour le développement de notre culture. J’estime en revanche qu’il est superflu de dessiner les objets naturels. Le futur éleveur, le futur chercheur, etc., sauront bien appliquer d’eux-mêmes à l’insecte les objets d’usage, et il ne faut pas dégoûter de la forêt par une connaissance trop précise des feuilles. Il va de soi que le dessin de mémoire est d’une grande importance. Mais il faut s’attacher davantage à l’exactitude du détail qu’à une vague impression générale.
Je vous remercie, Monsieur le Professeur, du questionnaire bien pensé que vous m’avez envoyé et qui me permet d’écrire ce qui me tient à cœur depuis si longtemps.
I. L’homme moderne a-t-il besoin de l’ornement ?
L’homme moderne, l’homme doté de nerfs modernes n’a pas besoin de l’ornement ; au contraire il en a horreur.
Tous les objets que nous nommons modernes sont dépourvus d’ornements. Nos vêtements, nos machines, nos objets de cuir et tous les objets d’usage quotidien n’ont plus d’ornements depuis la Révolution française. Exception faite des choses qui appartiennent à la femme — mais ceci est un autre chapitre.
N’ont d’ornements que les objets qui dépendent d’une infime partie de l’humanité — je la nomme sa partie dépourvue de culture : des architectes. Sitôt que des objets d’usage subissent l’influence des architectes, ils se révèlent inactuels, donc non modernes. Cette réflexion s’applique évidemment aussi aux architectes modernes.
L’individu isolé est incapable de créer une forme, donc l’architecte aussi. Mais l’architecte tente sans cesse d’y parvenir — et toujours avec un résultat négatif. Forme ou ornement sont le résultat du travail collectif inconscient qu’accomplissent les hommes de toute une aire culturelle.

L’art est tout autre chose : la création propre du génie. Dieu lui a donné cette tâche.
Gaspiller de l’art en l’appliquant à l’objet d’usage est un indice d’inculture. Ornement signifie surtravail. Le sadisme du XVIIIe siècle, qui imposait aux artisans un travail superflu, est étranger à l’homme moderne ; l’ornement des peuples primitifs lui est plus étranger encore, cet ornement qui a partout une signification religieuse, érotico-symbolique et qui, du fait de son caractère primitif, confine à l’art.
Absence d’ornements ne signifie pas absence de charme. Ce dépouillement agit comme un charme nouveau, exerce un effet stimulant. Le moulin qui ne fait pas de bruit réveille le meunier.
II. L’ornement en tant qu’il est l’expression de l’inculture doit-il être expulsé de la vie en général et de l’école en particulier ?
L’ornement disparaît de lui-même et l’école n’a pas à s’immiscer dans ce processus naturel auquel l’humanité est soumise depuis qu’elle existe.
III. Existe-t-il des cas où l’ornement est nécessaire (à des fins pratiques, esthétiques ou éducatives) ?
De tels cas existent. En tant que fin pratique, l’ornement dépend de l’usager (consommateur) aussi bien que du fabricant (producteur). Mais le consommateur vient en premier, le producteur en second.1

Considéré d’un point de vue psychologique, l’ornement aurait au fond pour fonction d’alléger la monotonie du travail de l’ouvrier. La femme qui se tient huit heures par jour devant un métier à tisser, dans un bruit assourdissant, ressent comme une joie, comme une délivrance, de pouvoir tramer de temps en temps des fils multicolores. Les fils multicolores constituent l’ornement. Qui de nous, hommes de ce temps, considérerait comme contraire à l’esprit moderne le changement de motif dans les tissus ?
Dans l’industrie textile, on nomme dessinateurs les gens qui inventent de tels ornements. Mais ils ne les inventent pas ; ils les composent en obéissant à la mode et à la demande. L’école n’a pas à se soucier de former des dessinateurs ; ils se formeront d’eux-mêmes.
J’ai affirmé, il y a vingt-six ans, que l’évolution de l’humanité faisait disparaître l’ornement des objets d’usage — évolution qui poursuit son cours inéluctable et logique, aussi naturel que, dans la langue parlée, l’amenuisement des voyelles à la fin des mots. Mais je n’ai jamais pensé, comme les puristes qui poussent le raisonnement à l’absurde, que l’ornement devait être systématiquement aboli. Ce n’est que là où l’action du temps l’a fait disparaître qu’il n’est pas possible de le faire renaître. C’est ainsi que nous ne recommencerons jamais à tatouer nos visages.
L’objet d’usage vit aussi longtemps que dure la matière dont il est fait ; sa valeur moderne vient de sa solidité. Lorsque l’objet d’usage subit un détournement ornemental, sa durée est abrégée parce qu’alors il est soumis à la mode. Seuls le caprice ou l’ambition de la femme peuvent justifier cette destruction matérielle, car l’ornement demeurera au service de la femme. Des objets d’usage tels que tissus ou tapisseries, dont la durée est limitée, restent soumis à la mode et reçoivent par conséquent des ornements.
Le luxe moderne, lui aussi, préfère la solidité à l’abondance d’ornements. De sorte qu’il n’est plus guère possible de légitimer l’ornement du point de vue esthétique.
L’ornement de la femme correspond au fond à celui du sauvage ; il a une signification érotique.
Quel ornement, honnête et légitime, l’école peut-elle encore enseigner de nos jours ?
Notre éducation repose sur les études classiques. Un architecte est un maçon qui a appris le latin. Mais les architectes modernes semblent plus attachés à l’espéranto. L’enseignement du dessin doit partir de l’ornement classique.
Cet enseignement a créé l’esprit qui est commun à la civilisation occidentale en dépit de la diversité des langues et des frontières nationales. Y renoncer équivaudrait à détruire cette communauté.2 C’est pourquoi il ne convient pas seulement de cultiver l’ornement classique ; il faut étudier aussi les ordres architecturaux et les contours.

Dans l’enseignement du dessin, l’ornement classique joue le même rôle que la grammaire. Il serait absurde d’apprendre le latin par la méthode Berlitz. Nous devons à la grammaire latine, et d’ailleurs à n’importe quelle grammaire, l’éducation de notre âme, l’éducation de notre pensée. L’ornement classique introduit de la discipline dans la formation de nos objets d’usage ; il nous discipline, et avec nous nos formes ; en dépit des différences ethniques et linguistiques, il engendre la communauté des formes et des concepts artistiques.
IV. Peut-on résoudre ces questions sans compromis et d’une manière générale dans la pratique pédagogique, ou convient-il d’envisager une évolution progressive passant par plusieurs étapes (ville-campagne ; enfants-adultes ; industrialisme agraire, commercial, de la construction, des machines ; travaux manuels de moindre importance accomplis à la maison, etc.) ?
Tous les enfants doivent recevoir la même éducation.
Il ne doit surtout pas y avoir de différence entre la ville et la campagne.
À la campagne, les travaux manuels sont absolument indispensables à la vie de la femme ;
mais l’habitante des villes peut aussi y trouver quelquefois une diversion bienfaisante.
L’enseignement du dessin doit ignorer aussi bien la technique agricole nationale
que les plus récents objets produits pour les femmes des villes.
Ici, la mode déterminera les techniques et les formes ; là, ce sera la tradition.
Que ceux qui sont bien disposés envers le particularisme national du romantisme paysan se rallient à mon point de vue.
Un maître de dessin risque de se conduire comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Le progrès de la pratique dicte toutes les formes de la technique appliquée.
- Je rends les Allemands responsables de la mésentente qui existe entre producteurs et consommateurs. L’Allemand ne sait rien des aspirations générales de l’humanité, qui contraignent le producteur à créer les formes que réclame la collectivité. Il pense que le producteur lui impose ses formes et pour cette raison parle de la tyrannie de la mode. Sa nature d’esclave fait qu’il se sent asservi et tente par conséquent de rendre au monde ce que le monde lui a fait. Il crée des associations pour la création d’une mode allemande — il possède déjà la Wiener Werkstätte et le Deutscher Werkbund — afin d’imposer ses formes à l’humanité. L’âme allemande est censée apporter le salut au monde. Mais le monde n’en veut pas. Il veut produire lui-même ses formes d’existence et ne pas se laisser dicter par on ne sait quelles associations de producteurs. À cause de cette même féodalité de producteurs, la social-démocratie allemande en vient à oublier que le travailleur doit également être considéré comme un consommateur. Car il est important de savoir ce que le travailleur peut obtenir avec son salaire ; ce point est même plus important que le montant de son salaire. (Note de l’Auteur) [↑]
- Il est curieux de constater que le doyen de la faculté des Lettres de Paris, Brunot, a mis en doute voici peu de temps la valeur de l’esprit classique pour se rallier au modernisme. Mais le pays le plus moderne, l’Amérique, a pris la défense de la culture classique en la personne de son président Calvin Coolidge, qui lui a consacré un long discours. Et la traductrice française de ce discours, la princesse Edmonde Polignac, a accordé à l’Université de Paris des bourses d’études qui doivent permettre à des étudiants de séjourner pendant quatre mois en Grèce.[↑]