Chers amis, je vais vous trahir un secret : il n’y a pas de meubles modernes.
Ou, pour être plus précis : seuls les meubles mobiles peuvent être modernes. Tous les meubles qui ont une place fixe contre un mur, qui donc ne sont pas mobiles et ne constituent pas de véritables meubles — comme cela ressort déjà du mot —, le bahut et l’armoire, l’armoire vitrée et le buffet, tout cela n’existe plus de nos jours. On ne le savait pas, et c’est de là que provenaient tant d’erreurs. On se disait que les armoires et les buffets avaient été fabriqués à toutes les époques dans le goût du temps et qu’il s’agissait de faire de même aujourd’hui. C’était là une erreur de raisonnement. Car du moment qu’il n’existe plus d’armoires aujourd’hui, il n’est pas possible d’en fabriquer de modernes. Ces meubles non mobiles servaient à la conservation. Dans le buffet on conservait la porcelaine, dans l’armoire les vêtements. Ces meubles de conservation étaient l’indice d’un niveau de vie élevé. Coffres et bahuts servaient à mettre sous le nez du visiteur la richesse de la famille. Un buffet d’ancien style hébergeait toute la porcelaine, toute la verrerie et toute l’argenterie du maître de maison. Il était magnifique. Il s’élevait comme un autel au meilleur endroit de la salle à manger, et dans le Saint des Saints, dans le tabernacle, se dressaient les verres à liqueur. J’ai toujours dit à mes élèves : plus une famille est modeste, plus son buffet sera grand et riche. Chez les empereurs il n’y en a même pas. Mais voici que la ménagère qui n’est pas moderne se demande anxieusement où elle rangera tout cela. Qu’elle ouvre les yeux : sur le chemin qui conduit de la cuisine à la salle à manger, il existe maints espaces vides des recoins de fenêtre, des niches qui, clôturés avec des portes, offrent des endroits très commodes pour y serrer les verres et la vaisselle. Pour conserver verres et assiettes, il n’est nul besoin de les ranger les uns derrière les autres dans la profondeur du buffet.
Il est encore moins moderne de conserver des vêtements dans des armoires qui se présentent comme des pièces d’apparat. Songeons-y : une armoire n’est rien d’autre qu’une sorte d’écrin pour un ornement précieux. Pensons aussi à la dissonance qui existe entre le lieu de conservation — l’armoire — et nos vêtements modernes. L’armoire présente des moulures et des marqueteries, les vêtements sont simples. Il y avait une parenté entre l’armoire du courtisan français et ses vêtements à boutons incrustés de brillants ; il appartenait à l’esprit de ce temps de parader avec des coffres et des armoires et de suggérer par la richesse de l’armoire le luxe de son contenu. Mais franchement, mes amis, ne jugez-vous pas un tel comportement indigne d’un homme d’aujourd’hui ?
Les architectes, je veux dire les architectes modernes, devraient également être des hommes d’aujourd’hui, des hommes modernes. Qu’on laisse au menuisier et au tapissier le soin de fabriquer des meubles mobiles. Ils en font de magnifiques, aussi modernes que nos chaussures et nos vêtements, nos valises de cuir et nos automobiles. Malheureusement je ne peux parader avec mon pantalon et dire : il vient du Bauhaus de Weimar.
Les hommes non modernes forment aujourd’hui une minorité en cours de disparition. Ce sont la plupart du temps des architectes. Ils sont artificiellement dressés dans des écoles d’Arts appliqués. C’est certes une entreprise comique que de former aujourd’hui des hommes qui soient de plain-pied avec les époques passées. Mais on ne doit pas en rire ; ces gens ont commis trop de méfaits.
Quelle est la tâche de l’architecte réellement moderne ? Elle est de construire des maisons où les meubles qui ne sont pas mobiles disparaissent dans les murs. Peu importe qu’il construise du neuf ou aménage un appartement.
Si les architectes avaient toujours été des hommes modernes, toutes les maisons seraient déjà pourvues de placards. Le placard anglais est vieux de plusieurs siècles.
En France, les maisons bourgeoises possédaient des placards jusque dans les années 1870-1880. Mais la renaissance injustifiée de l’armoire a porté un coup à cette conquête moderne, et aujourd’hui on édifie des maisons sans placards même à Paris.
Les lits de laiton, les lits de fer, les tables, les chaises et les fauteuils, les secrétaires et les guéridons, toutes ces choses que nos artisans (jamais les architectes) exécutent selon des principes modernes, que chacun se les procure en obéissant à ses désirs, ses préférences, ses goûts. Tout va avec tout, parce que tout est moderne (c’est ainsi que mes chaussures conviennent à mon costume, à mon chapeau, à ma cravate et à mon parapluie, bien que les artisans qui les créent ne se connaissent pas).
Les murs d’une maison appartiennent à l’architecte. Il peut en disposer librement, et aussi des meubles qui ne sont pas mobiles. Ceux-ci ne doivent pas faire l’effet de meubles. Ils sont partie intégrante des murs et ne mènent pas une vie indépendante comme les armoires d’apparat qui, elles, ne sont plus de notre temps.