(Extrait du catalogue de l’exposition « ACHILLE CASTIGLIONI, du design au ready-made », Galerie du CCI, Centre Georges Pompidou, 27 novembre 1985 – 3 février 1986)
La production en série, dès 1977, de mobilier traduisant les nouvelles tendances nées du « radical design » démontre les liens étroits entre des créateurs ouverts à toutes sortes d’expériences formelles, un climat culturel libéral et une industrie capable de s’adapter à la nouveauté.
Les réalisations du groupe Alchimia des années 1977-1978, suivies en 1980-1981 par celles de Memphis, ont consacré une nouvelle façon de concevoir l’objet ; elle sera très vite adoptée par de multiples groupes étrangers. Cette réaction anti « design de la raison » va permettre une libération de la forme favorisée par l’éclectisme culturel ambiant. Il semble que l’on assiste à la naissance d’un « nouveau design » ; on parle de jeunesse, de fraîcheur : il s’agit, en fait, d’une résurgence des années soixante imposée, à contre-courant, par quelques personnalités marquantes dont Ettore Sottsass est le chef de file. Et si l’on pousse la réflexion un peu plus avant — en particulier en Italie, pays par excellence de ce renouveau stylistique — on constate que ces créateurs sont tous d’un âge certain, la soixantaine bien sonnée, Castiglioni, Munari, Sottsass entre autres, exception faite du « jeune » Mendini qui vient juste d’atteindre la cinquantaine ! De plus, auprès d’eux, nous observons que seuls la maturité affirmée, l’expérience intense et le savoir-faire confirmé permettent de faire surgir la nouveauté à partir d’une conception personnelle et d’une vision quasi philosophique qui sont rarement transmissibles ou réadaptables par d’autres. Il ne s’agit pas, il faut le comprendre, de faire du « style », mais, au contraire, de profiter d’un climat culturel favorable où la tradition historique est en évolution, pour faire naître une expression originale personnelle en relation avec les modes de vie dans la société à une époque précise. Ce sont tous ces éléments que l’on trouve dans les objets créés par Achille Castiglioni.
- Sans être rationaliste ou néo-baroque d’une part, sans n’avoir jamais fait partie du mouvement « radical » d’autre part, il possède ce sens de l’histoire et a toujours su traduire dans ses créations l’évolution des tendances : celles-ci sont donc à la fois le reflet d’une période définie et les prémices des temps futurs.
- Contrairement aux pratiques du « radical-design », Achille Castiglioni a toujours, à partir de sa propre conception radicale, adapté ses recherches à l’évolution industrielle et au développement technologique ; la technique n’a pas, pour lui, une valeur mythique, mais il l’utilise à ses fins. Il est, en effet, l’un des rares designers qui sachent proposer des innovations technologiques.
- Alors qu’il le pratique quotidiennement, Castiglioni attache peu d’importance au design. D’une part parce que, comme tous ses collègues italiens, il est architecte de formation et que, pour lui, la façon de projeter un objet est la même en architecture, en architecture d’intérieur ou en design. D’autre part, parce que son principal intérêt est de comprendre, en l’observant, à quelles fins un produit est destiné et comment il est utilisé.
Il dit de lui-même qu’il n’est pas un inventeur, mais qu’il sait observer et puiser, autour de lui, dans les trouvailles du design anonyme. Ce qu’il découvre, il l’insère dans un autre contexte, le détourne de ses fonctions premières, lui donne un tout autre sens. Là réside tout son art : il nous surprend, à tous moments, par ce jeu entre le connu, l’habituel, et leurs transformations insolites. Il donne volontiers en exemple soit sa Cumano, table accrochable au mur après usage, inspirée des « guéridons pliants » très en vogue au XVIII » siècle en France et en 8 Angleterre, et disponible en production industrielle, soit le fauteuil Mezzadro : d’un siège de tracteur, il fait un objet de salon, assemblage d’éléments détournés de leur milieu d’origine.
- Pour Castiglioni, l’ergonomie est chose naturelle ; le fonctionnement harmonieux des objets qu’il a créés en est la preuve. Mais elle est toujours accompagnée d’une pointe d’ironie destinée à prouver que le fonctionnalisme, si cher aux autres designers, peut être remplacé par d’autres priorités, et que les formules rigides telles que « la forme naît immanquablement de la fonction quand réalisation et choix des matériaux sont adéquats » sont, en fin de compte, un concept fragile. Par ailleurs, utilisant le système des associations, il sort de la fonction d’un objet pour en créer d’autres ou pour inventer des « familles » selon le procédé bien connu du « system design », procédé issu d’une théorie des années vingt qu’il détourne à nouveau. En effet, au lieu de constituer ces familles par addition ou multiplication d’éléments standardisés similaires, constituant des modules d’utilisation polyfonctionnelle, il introduit (les objets venus de domaines totalement étrangers les uns aux autres. De la réunion d’un pied, d’une plaque (le métal, d’un support et (l’une poignée, il lance sa série des « dumb waiter », une idée qu’il a conçue à partir des tables anglaises de l’époque élisabéthaine. D’autres assemblages, il fait naître un cendrier, un porte-parapluies déplaçable par une poignée.
- À l’instar de Marcel Duchamp, il utilise l’objet quotidien qu’il transcende en objet d’art. Ce faisant, il prend ses distances (les fonctionnalistes absolus, bien que toutes ses créations soient produites en série. Celles-ci sont toujours conçues avec une dimension ludique, les extrayant de leur contexte fonctionnel et les introduisant dans le champ du plaisir. À celles du sérieux sur lesquelles il laisse planer un doute quant à leur valeur, il oppose les lois de l’humour. Il s’attache, comme Duchamp — maître incontesté du ready-made — à choisir des objets non pas en fonction de leur beauté, mais plutôt parce qu’ils sont ordinaires ; en les mettant en scène, il leur confère un prestige inattendu. Il invente, toujours comme Duchamp, des montages, crée des mobiles, par exemple en fixant sur un axe des prototypes d’une de ses chaises-longues et en les faisant pivoter comme un moulin à vent. C’est tout ce processus de création qui nous a conduits à intituler cette exposition « du design au ready-made ». Soulignons encore qu’avec ses frères, Pier Giacomo et Livio, avec lesquels il a été associé pendant plus de trente ans, Achille Castiglioni fait partie de cette génération de designers à laquelle revient le mérite d’a-voir inventé le design en Italie et de l’avoir introduit officiellement à la Triennale de Milan en 1940.
À cette occasion, les trois frères avaient présenté, avec Caccia Dominioni, un récepteur radio révolutionnaire, le Phonola. La création, à partir du meuble-cadre, d’un objet industriel autonome dont on pouvait reconnaître les qualités de fabrication et d’utilisation, marquait ainsi le début d’une ère nouvelle avec une esthétique spécifique et d’un métier nouveau que Castiglioni a pratiqué depuis lors avec une maîtrise étonnante, devenant ainsi un chef de file sans disciples : comment, en effet, pourrait-on le copier ? Cela n’aurait aucun sens, puisqu’il ne s’agit pas d’un style, mais (l’une conception globale liée à sa propre évolution. Notons enfin que l’exposition elle-même est une expression parfaite du savoir-faire de Castiglioni. Depuis la disparition de Carlo Scarpa, il est, sans conteste, le metteur en espace le plus accompli. Ses aménagements ont fait date en ce domaine : « Voies d’eau de Milan à la mer » en 1963, « L’autre moitié de l’avant-garde » en 1980, les projets pour le Lingotto à Turin et la présentation de l’histoire des voitures Hat en 1984 démontrent combien, par des trouvailles toujours originales, il sait tenir en haleine le public et lui procurer un plaisir enchanteur. Peu de concepteurs maîtrisent aussi bien que lui l’art de l’espace, de la mise en valeur par les éclairages, des associations insolites, éléments d’un renouveau permanent.
Sa participation à « Couleurs et formes dans la maison d’aujourd’hui », à Côme en 1957, reste à ce jour la plus importante de ses présentations. Elle préfigure vingt ans de développement pour le design et pour l’architecture d’intérieur ; elle est la meilleure clé de lecture et la synthèse de toute son œuvre ; elle révèle, à cette époque déjà, la plénitude de sa maturité. Celle-ci n’a pas faibli depuis, ce dont témoigne la diversité des objets qu’il a créés et des mises en espace qu’il a réalisées, prouvant que la neutralité, la mesure et l’aspect décoratif ne constituent pas une garantie de la valeur constante d’un style. Les objets créés par Castiglioni nous transmettent sa joie de faire, sa fantaisie, son sens du ludique et sa curiosité naturelle. Quand on les connaît, lui, les Munari, Sottsass et Mendini, on sait qu’il s’agit pour eux d’exprimer leur conception de l’indivisibilité du savoir-faire et de la vie. C’est en cela que leurs créations traduisent une discipline et un mode de vie ; elles démontrent qu’ils se sont engagés à servir l’épanouissement de l’individu, selon l’une des aspirations anciennes (les avant-gardes, un but qui leur semble encore valable et auquel nous avons à mesurer leur production.
François Burkhardt