(L’interview d’Alexandro Mendini est ici (extrait), et en version complète ici)
Amadea Simonov est étudiante en 3e année.
Le design en Italie, est passé par la recherche de la beauté et de la fonctionnalité dans les années 1950, par la critique durant la crise où le chômage, l’inflation… remettant le design en question. Le design doit répondre à des demandes sociales et à ce moment-là c’est un échec, il n’apporte pas à la société ce dont elle a besoin.
Puis, dès les années 1970, des groupes se forment, c’est ainsi qu’apparaissent Archizoom, Superstudio des radicaux, qui veulent modifier la société avec le design, mais également avec l’architecture. Le design devient très utopique, mais tend également à une production industrielle classique. On va assister à une dénonciation dans un premier temps, d’un style dit unique ; puis à celle de l’industrialisation engendrée par une production pour une société de consommation.
L’architecte et designer italien Alessandro Mendini est un des acteurs principaux du Design Radical Italien.
Dans cet extrait, il questionne le design, il propose une remise en question intellectuelle des designers, pour trouver un équilibre entre le fait main et la technologie.
Alessandro Mendini veut faire quelque chose de simple qui s’appuie sur la conception, la construction et l’acquisition. Selon lui le design a pris une route qui ne convient pas, sa direction vers les industriels l’a changé, il veut donc retrouver le « design ».
Le design est devenu excessif, non pas à cause des usagers, mais plutôt à cause des industries et plus indirectement des designers qui à un moment ont fait des mauvais choix…
Les designers touchent avec l’industrie des royalties, donc déjà au commencement de la création sur ce mode de production, il y a un problème de pouvoir. L’architecte ne fonctionne pas pareil, il va dépendre de beaucoup plus de variables, il dépend directement de facteurs environnementaux (terrains, prix du mètre carré, normes de constructions….) donc il n’a pas la liberté du designer.
En effet, l’industrie a pris le dessus sur le design, et il faudrait pouvoir le libérer de ce poids, son marketing et sa main mise sur la distribution.
Ce sont les industriels qui régissent tout le processus de création, puisqu’ils ont des moyens financiers auxquels les designers ne peuvent faire face. C’est ainsi qu’ils ont la tentation de se rattacher à la fabrication en masse qui impose son dictat sur la création. Les industries ont ce pouvoir de formater les esprits en orientant leurs publicités, en martelant du marketing à outrance et en déclinant et imposant des tendances et des gammes restrictives. L’industrie est un réel piège dans lequel les designers ne doivent pas s’engager, travailler main dans la main avec elle contient en soi sa propre fin…
Il ne faut pas penser un objet en fonction de l’économie, des normes industrielles ou des coûts de production… le design ne doit pas être soumis au marché ni à des courants de tendances, quels qu’ils soient. La démarche même du design est devenue excessive, il s’agit donc de retourner aux sources, de mener une réflexion nouvelle pour partir sur de nouvelles bases.
Selon moi, l’argent ne doit pas régir le design et il faut absolument sortir de la logique du profit. La créativité ne peut pas être enfermée et menée à la baguette par l’économie.
Le sens premier du mot Design est projet. Le terme de Design Industriel arrive avec la société de consommation de masse. À la Renaissance c’est une « méthodologie de conception » et au XX° siècle on l’entend comme « création industrielle ».
Au XV° siècle, en Italie, le projet est « l’invention d’une division du travail : celle de la conception et de la réalisation». On pense d’abord le projet puis on le réalise.
Durant la deuxième moitié du XIX° siècle, en Europe, William Morris va créer le mouvement des Arts & Crafts pour aller à l’encontre de l’industrialisation. Il veut améliorer le cadre de vie et rétablir le travail de l’artiste-artisan.
Vers 1907, à Munich, se rejoignent des artisans, des architectes, des artistes… pour créer le Deutscher Werkbund, dans la lignée de la pensée de Morris, ils veulent créer des choses de qualité et faire coopérer les manières de produire afin de retrouver le ‘sens’ du travail. Il y a aussi une dimension sociale, l’ouvrier doit être bien traité… pour eux, le gage de qualité ne va pas de pair avec ‘usine’.
Alors que, dans le même temps, d’autres rejoignent les industriels.
On retrouve par exemple les principes de la Taylorisation en 1908 avec la mise en œuvre de chaines de production à l’occasion de la Ford T. L’organisation scientifique du travail engendre des gains de productivité, une très forte croissance économique qui soutient elle-même la productivité. Il y a donc déjà eu auparavant des situations similaires de lutte de pouvoir de production.
En fait je me pose la question : est-ce que le design n’est pas quelque chose de complètement utopique ? Car c’est en même temps de la création qui entraîne une production, et aussi à un moment ou à un autre, l’intervention de l’argent. Il faudrait donc réussir à mettre en équilibre un système basé sur des contradictions.
Et comme le dit Alessandro Mendini, « Dans sa genèse, la créativité est anarchique ». Ce qu’il faudrait faire, c’est ne pas lier le design à la notion de profit et de moyens… il faudrait qu’il y ai un juste équilibre entre le coût de production et le prix de vente au consommateur.
Si c’est plus raisonné, cela sera plus accessible, donc si c’est quelque chose de porteur, cela pourra être vendu plus facilement.
Pour pallier ce problème d’industrialisation du design, Alessandro Mendini propose l’autoproduction (qui est très riche). Il sort complètement de l’industrie. En s’appuyant sur l’innovation et le fait main, on va pouvoir faire des petites séries à échelle humaine. Mais il faut aussi sortir de cette logique d’argent qui vient pervertir toute la création.
Selon Alessandro Mendini, les jeunes diplômés doivent ouvrir un atelier professionnel avec trois ou quatre collègues, ainsi on peut avoir un travail d’équipe dans des petites structures et non pas des usines qui produisent pour des questions de rendements, de profit… Ainsi le design repasse à une plus petite échelle et rompt avec la logique de la série industrielle. De plus travailler en équipe est une valeur ajoutée, le travail devient plus enrichissant et plus intelligent, et cela valorise la participation du designer au sein même de son projet.
« Il arrive que des pièces fabriquées localement avec des matériaux nobles coûtent moins cher que leurs équivalents industriels. L’auto-édition présente aussi l’avantage de revenir à une approche artisanale : le contact direct avec les clients, les designer-artisans produisent des objets […] adaptés aux usages »
Le design porte sa propre complexité, il se veut souvent accessible à tous, mais cela engendre la mise en place de grosses structures qui vont le déformer dans un contexte de production de masse face à une société de surconsommation. Le designer doit être capable de créer un éventail de création de qualité à des prix différents, de manière à faire par exemple une marge moins importante sur un produit que sur un autre afin de rééquilibrer celle-ci avec la distribution. Le designer doit trouver un juste milieu et ne doit pas seulement penser dans une logique économique.
La pérennité d’un objet, sa qualité est très importante. La qualité oblige une recherche dans les matériaux et d’aborder d’une manière « scientifique » la matière et ses propriétés, ce qui sous- entend d’avoir des liens étroits avec des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs… pour répondre au mieux aux besoins qualitatifs. Le designer se doit de connaître et de comprendre la matière et d’avoir une pratique manuelle. Il peut partir d’un matériau et voir comment il peut le transformer et le rendre utile et esthétique, il peut également avoir une réflexion sur les matériaux et les produits nobles, nous sommes aujourd’hui dans un contexte d’épuisement des ressources, il peut donc également travailler avec la récupération industrielle, il faut être en réflexion sur les process de réalisation.
La manière de créer s’appuie sur l’intellect, qui va penser, projeter, imaginer, puis sur une partie manuelle, voire artisanale, qui est le moment de la réalisation concrète, de la recherche… qui va pouvoir s’imbriquer avec l’innovation technologique comme la découpe laser, l’impression 3D (plus généralement l’arrivée des FabLab)… Il faut s’appuyer sur l’innovation de haute technologie et le fait main. Utiliser un système de triangulation interactif imbriquant intellectuel, production ‘manuelle’ et innovation.
Les innovations technologiques sont au service de la main, elles vont aider au développement du projet, à la pérennité des matériaux utilisés… Allier ces trois piliers peut être très prometteur et source de nouveaux projets. Il faut trouver un point d’équilibre.
Par exemple Undostrial, signifie pour Lucas de Staël « refaire le procédé industriel », ce designer lunetier veut « proposer des choses alternatives. C’est une question d’échelle. […] Lorsqu’on travaille seul, on procède d’une manière différente. Dès qu’on a un outil différent, on pense différemment ».
Cependant cette triangulation ne peut être envisageable et viable, uniquement dans le respect de l’environnement et en privilégiant l’écologie, en circuit court.
L’écologie est un problème de conscience humaine, un problème d’éthique de la personne. Il faut avoir une valeur morale, un respect inhérent à l’humain, mais aussi respecter la Terre. Depuis des décennies des créateurs / penseurs avaient ce souci d’écologie. Mais actuellement c’est une nouvelle donne, la notion d’urgence entre en jeu et fait basculer tous nos principes de création.
Le design n’a plus le choix il doit être connecté avec cette conscience humaine. On pourrait ainsi dire « Design sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
On peut prendre comme exemple flagrant, l’hypocrisie des pays riches qui délocalisent leur production. Faire fabriquer à l’autre bout de la Terre, puisque la main-d’œuvre y est moins chère, entraîne des conséquences économiques dévastatrices pour les pays riches (chômage, fermeture d’entreprises…). À un niveau subtil, c’est une logique d’exploitation colonialiste. Les pays pauvres fabriquent, mais ne profitent pas de cette production, puisqu’elle repart… Ne serait -ce que les distances parcourues aggravent toujours plus la situation (pollution, coût du transport, utilisation de richesses énergétiques…). C’est un reflet de l’impact du capitalisme à l’échelle mondiale.
Penser du design à une grande échelle implique forcément d’avoir une pensée politique.
Il faut donc envisager une restructuration profonde de la pensée afin de mettre en place un système « vertueux » et éthique de production.
Auparavant peu de gens étaient avertis des conséquences de production de masse de l’exploitation outrancière des ressources naturelles. Mais aujourd’hui, à l’ère d’internet, les réseaux d’informations ont permis une prise de conscience des injustices liées à la fabrication (exploitation d’une main-d’œuvre à vil prix, travail d’enfants…) qui sont exposées, percées à jour, nul ne peut les ignorer.
Par exemple, aux États-Unis, il se développe le concept de Community Supported Manufacture, dans une logique de relocalisation. On peut citer Unto This Last, dont le nom est tiré d’un livre de John Ruskin (un des théoriciens du mouvement Arts & Crafts, pionnier de l’économie sociale), est une petite structure qui fonctionne avec peu de collaborateurs, rémunérés correctement et qui peuvent acheter des choses eux aussi. Ils vendent des chaises de très bonne qualité à moins de cent euros.
On peut avoir aujourd’hui un suivi de la production, il y a des normes, des chartes de fabrication, de plus en plus d’entreprises qui suivent un modèle de fabrication éthique. Donc le consommateur doit devenir le principal acteur de ce progrès social et il a un rôle essentiel à jouer dans le design.
Le design devrait être défini par rapport à une vision globale de l’humanité.
Fabriquer, créer des objets devrait être un dialogue constant entre utilisateurs / acheteurs et créateurs / designers. Ce serait la garantie d’avoir des productions en harmonie avec l’environnement, les modes de vie…
Comme le dit Alessandro Mendini, on atteint le paradoxe d’avoir des usines qui fabriquent des ‘pièces uniques’ en série.
Il nous faut donc nous interroger sur la volonté de posséder un objet et plus spécifiquement une pièce unique. Cette notion de pièce unique renvoie forcément à une valeur marchande et, si ce n’est pas à une notion de valeur marchande, elle éclaire une facette de notre personnalité relative à l’ego. D’où vient ce besoin d’avoir un objet que l’autre n’a pas ? En quoi cela donne-t-il plus de valeur à un objet ? De plus, si cet objet est bon pour moi, c’est qu’il est bon pour l’autre et le fait de ne pas être unique ne lui enlève en rien ses qualités, donc là c’est un problème humain de possession, de relation à l’objet, de mise en concurrence et de complexe de supériorité qui sont mis à jour. Là aussi une introspection s’impose.
Global Tools avait la tentative de chercher un nouveau cadre, aujourd’hui ce souci de préserver la planète va bien au-delà de toute radicalité. Alessandro Mendini parle de « retrouver une révolution radicale, puisqu’aujourd’hui le projet est soumis au marché ». La révolution radicale dont il parle passe d’abord par notre propre révolution.
Bibliographie :
– Stéphane Vial (2015). Le Design (2e éd.). Édition Que-sais-je? Paris : Presses Universitaires de France.
– Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », citation tirée de Pantagruel.
– « Design : l’autoproduction, nouvelle voie pour l’émergence de jeunes créateurs », interview de David des Moutis à propos de l’exposition « Le grand Détournement », propos recueillis par Marie Godfrain, août 2017, Journal Le monde.
– « Design en auto-production », Studio Lo et Jean-Sébastien Poncet. Azimuts 33 (2009)
– Entretien complet avec Alessedro Mendini par Luisa Castoglioni, dans le cadre du projet Global Tools, aujourd’hui, IsdaToulouse.