POINTS DE VUE

La question des points de vue est infinie : elle engage à la fois l’œil de l’observateur, sa vision personnelle, son libre arbitre, mais aussi son placement dans l’espace ; elle engage ce qui lui est donné à voir — des artifices tels que l’architecture, l’objet, le décor, l’écriture ou bien un environnement naturel —. Elle prend racine dans la perception de ce qui est extérieur à notre corps, s’étend de l’objet, à l’espace, jusque dans notre ressenti. Donner à ressentir est sans doute le leitmotiv qui m’a conduite à réfléchir sur ce vaste sujet.

ANAMORPHOSE

L’anamorphose est un jeu d’optique par miroir courbe ou encore transformation géométrique. Image déformée dont l’apparence normale peut être rétablie lorsqu’on regarde l’image sous un certain angle.

Au quotidien, on peut remarquer cet effet d’optique dans la signalisation routière peinte au sol par exemple. Cette anamorphose picturale est prévue pour que les conducteurs aient une vue non déformée d’un texte et dune image alors qu’ils se situent loin.

Dans l’Art, elle est le questionnement parfait de la spatialisation et des points de vue. Les peintres, architectes, artistes s’approprient l’espace, que ce soit une feuille blanche, une toile, ou une zone vide. Pour Georges Rousse, l’anamorphose est un moyen d’exprimer la poésie des lieux. Il les défragmente, les déconstruits à l’aide de formes géométriques peintes sur les murs. Souvent, son choix se porte sur des espaces anonymes, abandonnés, auxquels il va donner un sens nouveau, un caractère fascinant pour le public. Cette liberté, cette diversité dans le choix de ces lieux semble proche d’une démarche de street artiste, associée à la rigueur d’un graphiste de l’Op Art, capable de tromper notre perception.

Felice Varini utilise aussi l’espace architectural en tant que toile de maître. Il leur redonne vie dans une chasse au trésor de pièges optiques colorés, aux formes géométriques. Il met en valeur l’architecture et il laisse notre œil compléter l’œuvre, lui donner vie.

« Le point de vue va fonctionner comme un point de lecture, c’est-à-dire comme un point de départ possible à l’approche de la peinture et de l’espace. La forme peinte est cohérente quand le spectateur se trouve à cet endroit. Lorsque celui-ci sort du point de vue, le travail rencontre l’espace qui engendre une infinité de points de vue sur la forme. Ce n’est donc pas à travers ce premier point que je vois le travail effectué ; celui-ci se tient dans l’ensemble des points de vue que le spectateur peut avoir sur lui. »

PERCEPTION FACE À LA VILLE ET L’ARCHITECTURE

Je n’ai pas eu l’habitude de vivre constamment entourée de béton et de voitures. Si j’ai tout de suite aimé Marseille, j’ai encore beaucoup de mal à supporter le bruit, la frénésie. Mais il me suffit de grimper sur le toit de l’appartement d’une amie pour voir s’étendre la ville à l’infini, ou d’aller à l’Estaque, profiter de la vue d’une ville illuminée surplombée d’une lune se reflétant dans la mer et je respire, réapprend à aimer cette ville. J’aime prendre le temps de regarder vraiment ce qui m’entoure.

Le manque de nature dans le béton de la ville m’a amenée à me questionner sur le rapport paradoxal que l’Homme entretient entre sa vie citadine et son besoin de nature. La ville est plus pratique, la population aime se rassembler, être regroupée, cela nous donne la possibilité de rencontrer des gens, de ne pas se sentir seul. Pourtant tous les citadins ont besoin de s’éloigner de cette agglomération, pour « prendre l’air » à la campagne. N’est-ce pas la ville qui nous fait vraiment apprécier la nature ?

Mon intérêt pour les points de vue, pour la hauteur, s’est mêlé étroitement à ce questionnement sur notre besoin de proximité avec les éléments naturels, mis à mal par la ville.

La perception que j’ai des villes passe par les architectures, les pleins et les vides qu’ils créent dans cet espace surpeuplé.

Nous avons chacuns des sensations différentes au sein des espaces qui nous entourent, mais, poussés par l’habitude et le quotidien, nous ne prêtons plus attention à celles-ci. En évoluant vite, machinalement, dans ces lieux communs ou connus, nous coupons-nous nous-mêmes de toute sensation nouvelle, agréable ou pas.

L’espace n’est pas tangible, il est un doute, une question, auquel on pose des limites pour pouvoir le désigner, le conquérir. Il paraît alors d’autant plus insaisissable. Mais un repositionnement, une pause, une direction peuvent suffire à le rendre palpable.

“My desire is to set up a situation to which I take you and let you see. It becomes your experience.”

« ‘Mon désir c’est d’installer une situation dans laquelle je vous emmène et je vous laisse voir. Cela devient votre expérience. »’ James Turrell

Architecte de la lumière, James Turrell joue sur la perception de l’espace révélé par celle-ci. Ainsi, dans sa série « ‘Skyspace »’ il étudie la lumière intérieure et extérieure, son rapport, son contraste, pour sensibiliser l’individu à sa perception du ciel. Une architecture neutre encadre le ciel, le sculptant dans l’espace pour en faire ressortir son intensité et son infini.

Richard Serra, par ses sculptures abstraites et gigantesques, crée des passages dans lesquels la perception des visiteurs se trouve bousculée. Ces installations, au même titre que des architectures, utilisent le vide de l’espace pour donner un nouveau sens à l’environnement.

« Ma préoccupation est toujours de savoir comment aborder l’espace. Dans un site urbain, je vais tenir compte de la circulation, des rues, de l’architecture. Je construis une sorte de disjonction, quelque chose qui situera ce lieu et dans lequel on pénétrera au milieu de l’architecture environnante. »

Si l’habitude est une route qui conduit droit à l’indifférence, la possibilité de s’émerveiller peut naître de petits détails, de nouvelles découvertes, de nouveaux points de vue offert à celui qui saura les saisir.

Tomber sur une église, ou une petite place que l’on n’avait jamais vue auparavant. Marcher dans un ruelle dans laquelle on n’était pas allé depuis longtemps.

On peut redécouvrir une ville indéfiniment de différentes manières.

On ne peut pas analyser la ville en elle-même, ce n’est pas un espace, mais un amas d’espaces qu’il nous faut fractionner pour explorer.

Espace multiple, il nous appartient de les parcourir jusqu’à toucher leurs limites physiques, les observer, les investir, les habiter.

D’abord, observer l’espace qui nous entoure. Ensuite déceler le rythme.

Réglé par les immeubles, puis par les voitures, puis par les gens.

Rapide, lent, éloigné, aggloméré.

Continuer d’observer.

« Jusqu’à ce que le lieu devienne improbable jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’n ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs… » Georges Perec, Espèces d’espaces.

« Habiter la ville c’est être partout chez soi  »

Pour Ugo La Pietra, habiter un lieu signifie avoir la possibilité de l’explorer, de le comprendre, de l’aimer, comme de le détester. Son travail sur la relation que l’on entretient avec notre environnement tend à redéfinir ce lien en nous poussant à reconquérir la ville à travers nos propres expériences. Pour lui ces agglomérations ne sont donc pas seulement des lieux de passage où se bousculent les catégories sociales. La ville est multiple, unique pour chacun d’entre nous, on y lie une relation intime à l’égale d’une maison, d’une chambre, d’un atelier. Avec le « ‘ Communtatore »’ il nous propose d’observer la ville sous un autre angle, de varier ses points de vue. Cette installation nous offre la possibilité de nous réapproprier, de décrypter l’espace urbain. Libéré du sol, le corps accède à de nouvelles perceptions de la réalité.

LE REPLI OU LA FUITE ?

L’ouverture, l’exploration, la conquête sont des notions qui reviennent lorsqu’il s’agit de percevoir l’espace urbain ; et pourtant, la coupure avec l’extérieur peut devenir l’enjeu principal d’une architecture. S’enfermer, se protéger, revenir à un lieu qui n’appartient qu’à nous est également un positionnement récurrent dans notre rapport à la ville.

Les micros architectures d’Absalon questionnent l’espace et l’utilisation que nous en avons.

Absalon est un artiste qui a travaillé sur l’optimisation de l’espace et ses contraintes. Ces « ‘cellules »’ semblent évoluer entre réalité et imaginaire, comme si, à l’intérieur, le temps était suspendu. Absalon s’interroge sur l’habitat avant toute visée esthétique, il s’inscrit dans le cadre privilégié de l’intime. Dans son titre, « ‘Cellules »’ on discerne immédiatement le rapport à l’uniformisation et à la réduction. Cet espace est créé en fonction des mesures d’Absalon, sur une surface de 9 m — et inclus seulement les gestes nécessaires aux besoins de la vie quotidienne, tels que la cuisine, le repos, la toilette et le travail. Ces microarchitectures, à l’espace restreint, étaient une métaphore de son espace vital et ses possibilités physiques, qui se réduisaient au fur et à mesure de l’évolution de sa maladie qui allait le mener vers sa mort.

Ces habitats m’évoquent l’abri, le refuge, la cachette, loin des autres, hors du temps.

Jury Dnap 2017

Présidente : Aurelie Mathigot, Artiste

Norbert Truxa : Designer, Chercheur

Axel Schindlbeck : Designer, représentant l’Esadmm

 

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